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Dominique Le Tourneau

  • La mission évangélisatrice des laïcs (4)

    Éducation à la foi en tout premier lieu.

    Saint Josémaria donnait le conseil suivant : « Dans tous les milieux chrétiens on sait, par expérience, les bons résultats que donne cette initiation à la vie de piété, initiation naturelle et surnaturelle, faite dans la chaleur du foyer. L'enfant apprend à placer le Seigneur au niveau de ses premières affections, les affections fondamentales ; il apprend à traiter Dieu en Père et la Vierge en Mère ; il apprend à prier, en suivant l'exemple de ses parents. Lorsque l’on comprend cela, on voit la grande tâche apostolique que peuvent accomplir les parents, et combien ils sont obligés d’être sincèrement pieux, pour pouvoir transmettre — plutôt qu’enseigner — cette piété aux enfants. »

     

    Éducation aux vertus.

    C’est à la maison que les enfants apprennent avant tout à développer des habitudes vertueuses. Cela demande beaucoup de patience de la part des parents, et de savoir s’adapter à la personnalité de chacun. Vous le savez mieux que moi.

    Mais si vous vous limitez à reprendre chaque fois que l’enfant commet une erreur, fait une bêtise, désobéit, est en retard, à le gronder, à l’attraper, espérons que sans le frapper, vous obtiendrez peut-être qu’il réagisse, mais à contre-cœur, et vous manquerez à la justice.

    Oui, vous manquerez à la justice ! Car ce qu’il convient de faire, si vous me pardonnez l’audace de vous donner un conseil, c’est de rendre la vertu aimable. Et rendre la vertu aimable implique de féliciter l’enfant pour ce qu’il a bien fait, de l’encourager pour les efforts fournis, peut-être maladroitement, de manifester de l’intérêt pour ses petites histoires, et aussi, ce qui est fort important, de lui demander pardon quand vous lui avez crié après ou vous vous êtes mis en colère.

    Cela lui fait un bien fou de voir que vous reconnaissez vos torts. Il en est conscient. Et si vous ne lui demandez pas pardon, il se sent injustement traité.

    Pourquoi si, pour prendre un exemple, l’enfant laisse sa chambre en désordre, ne pas lui dire : Chéri, je sais que tu fais des efforts, mais tu n’y arrives pas toujours, comme moi, qui ne voudrais pas m’énerver et qui m’énerves parfois. Viens, nous allons commencer à ranger ta chambre ensemble ; et après vous le laissez continuer. Cela ne marchera pas à tout les coups. Mais vous l’éduquez à la vertu, dans la confiance. Et la confiance est très importante.

    L’on a demandé à un garçon de douze ans : « Est-ce quand ta maman te demande quelque chose tu le fais aussitôt ? » Il répond : « Maman ne me  demande jamais rien. Elle préfère que nous prenons l’initiative. » « Et c’est ce que tu fais ? » Un peu vexé, le gamin répond : « Évidemment ! » C’est cela faire aimer la vertu.

     

    Une dernière remarque

    L’amitié avec le prochain n’est possible que si nous sommes d’abord personnellement ami de Dieu. Notre Seigneur dit à ses apôtres, dans l’ambiance de chaude intimité du Cénacle, le Jeudi Saint : « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. »

    « L’amitié avec Jésus est indéfectible, relève François dans l’exhortation apostolique Christus vivit, Il vit, le Christ : « Il ne s’en va pas, même si parfois il semble être silencieux. Quand nous en avons besoin, il nous laisse le rencontrer et il est à nos côtés, où que nous allions. Car il ne rompt jamais une alliance. Il demande que nous ne l’abandonnions pas : Demeurez en moi. Mais si nous nous éloignons, il reste fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (n° 154).

    L’amitié cultivée avec notre Seigneur suppose, nous l’avons dit, de fréquenter les sacrements et de mener une vie de prière. L’image et la ressemblance de Dieu que nous portons en nous deviennent de plus en plus nettes, de plus en plus conformes à l’original. Ce qui fait que nous sommes le Christ qui passe dans la vie de nos semblables. Le Christ qui continue à appeler les hommes à sa suite, mais en se servant de nous, tout comme il s’est servi des apôtres et des disciples de la première génération pour l’expansion de l’Église après la Pentecôte.

    Cela sera possible si, et seulement si, « les fidèles laïcs savent surmonter en eux-mêmes la rupture entre l’Évangile et la vie, en sachant créer dans leur activité de chaque jour, en famille, au travail, en société, [dans les loisirs,] l’unité d’une vie qui trouve dans l’Évangile inspiration et force de pleine réalisation » (CFL, n° 34).

     

    Terminons par une dernière réflexion.

    L’apostolat peut être parfois indirect, et s’exprimer par des gestes on ne peut plus banals, et même sans prétention particulière. C’est le cas de l’anecdote que j’ai mentionnée de celui qui est entré à l’église faire une visite au saint-sacrement pendant que son collègue attendait dehors. J’ai connu des frères jumeaux qui m’ont dit être devenus prêtres parce que leur curé leur avait donné un chapelet quand ils étaient au catéchisme.

    Un cardinal créé depuis peu reçu en audience, se plaignait au pape des énormes responsabilités de sa nouvelle dignité s’ajoutant au poids déjà lourd du sacerdoce et de l’épiscopat. Et Jean XXIII, Giovanni en italien, de lui répondre : « C’est vrai, Éminence. À moi aussi, il me vient quelquefois de ces idées. Alors je prie mon ange gardien et il me dit : ‘Giovanni, Giovanni, ne te prends pas trop au sérieux !’[1] »

    Ne pensons pas que Dieu nous en demande trop et que nous occuper d’évangéliser autour de nous nous dépasse. Le Seigneur nous donne toujours sa grâce selon nos besoins. Et c’est l’Esprit Saint qui travaille dans les âmes, plus que notre propre parole ou notre exemple. Mais, encore une fois, entend se servir de nous comme d’instrument, de véhicule de la grâce.

    « Ce que chacun a reçu comme don de la grâce, écrit saint Pierre, mettez-le au service des autres, comme de bons gérants de la grâce de Dieu sous toutes ses formes. »

     

    Terminons par une autre anecdote authentique, portant elle aussi sur un petit geste apparemment bien banal.

    Une mère de famille se promène avec son enfant, en Belgique, au bord d’une rivière. L’enfant glisse soudain et tombe dans l’eau. Sa maman ne sait pas nager et est donc désespérée. Heureusement une voiture passait par-là. Le conducteur a tout vu. Il s’arrête, se jette à l’eau et ramène l’enfant sain et sauf.

    Sa maman ne sait comment remercier le sauveur. Elle enlève de son cou une chaîne avec la médaille de Notre-Dame-de-Hal. Notre-Dame-de-Hal est le sanctuaire marial national de la Belgique. Le monsieur répond qu’il n’est pas très pratiquant et refuse. Mais comme la dame insiste, il finit par accepter.

    Longtemps plus tard, très longtemps, ce monsieur a un grave accident de voiture en Suisse. Il est conduit à l’hôpital en très mauvais état. Il se met à parler, mais l’infirmière ne comprend rien de ce qu’il dit parce qu’il parle en flamand. Elle sort dans le couloir pour le cas, fort improbable, où elle trouverait quelqu’un parlant flamand.

    Passe à ce moment-là un prêtre belge qui venait rendre visite à un malade de ses connaissances. Il va donc au chevet du monsieur en question qui lui dit : « Je ne suis pas très pratiquant, mais je voudrais me confesser. » Mais vous portez la médaille de Notre-Dame-de-Hal, lui fait remarquer le prêtre. C’est vrai, répond le moribond. Et il lui explique pourquoi il  la porte au cou. Le prêtre le confesse et le malade meurt peu après.

    Mais, avant de le confesser, le prêtre lui avait dit :

    « Eh bien ! Cet enfant que vous avez sauvé… c’est moi ! »

     

    [1] Cité par J. Chelini, Les nouveaux Papes, Paris, éd. Jean Goujon, 1979, p. 84 ; Lettre Romaine écrite pour Le Méridional, le 12 octobre 1962.

  • La mission évangélisatrice des laïcs (3)

    Comment vivre cet apostolat d’amitié et de confidence ?

    Très simplement, avec le plus grand naturel. Certains privilégient l’apostolat dans la rue, auprès des prostituées, sur les plages l’été, etc. Chacun a son charisme. Mais ce que nous avons dit jusqu’ici nous montre que l’évangélisation ne se limite pas à quelques actions plus ou moins spectaculaires et temporaires.

    Nous avons parlé de promouvoir la croissance continuelle de l’Église, et de travailler sans cesse à ce que le message de salut atteigne tous les hommes. Il s’agit donc d’une tâche permanente, de tous les jours. « Être disciple, écrit le pape François dans La joie de l’Évangile, c’est avoir la disposition permanente – permanente, et non occasionnelle, comme nous le disions à l’instant – la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux autres, et cela se fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place, au travail, en chemin. »

    La relation d’amitié conduit à vivre ensemble de nombreux moments, à partager des heures d’intimité : une conversation autour d’un verre ou à l’occasion du déjeuner [ce qui, soit dit en passant, montre que faire de l’apostolat ne demande pas toujours du temps, car nous déjeunons en principe tous les jours], lors d’une promenade, ou en pratiquant un sport ensemble, en allant en excursion, en partageant un intérêt commun culturel ou autre, en effectuant un pèlerinage tous les deux à un sanctuaire marial.

    L’amitié demande d’y consacrer du temps, d’une façon ou d’une autre, pour être ensemble et parler à cœur ouvert. « Quand je te parle d’apostolat d’amitié, a écrit saint Josémaria, je me réfère à une amitié ‘personnelle’, sacrifiée, sincère : être à tu et à toi, parler à cœur ouvert. »

    Pourquoi sacrifiée ? Parce qu’il s’agit de s’intéresser sincèrement à l’autre, de chercher son bien, non le nôtre, de savoir s’adapter à lui.

    Saint Thomas d’Aquin parlait de « la réciprocité de l’amour, puisque l’ami est ami pour son ami ».

    « Aimer les autres, écrit l’actuel prélat de l’Opus Dei, implique de les reconnaître et de les prendre tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, leurs défauts, leurs histoires personnelles, leur contexte et leur rythme pour s’approcher de Jésus. »

    Et d’ajouter qu’« un ami n’a pas besoin de remplir des conditions préalables pour recevoir notre affection. Comme chrétien, nous voyons chaque personne, avant tout, comme une créature aimée de Dieu. Chaque personne est unique, et unique aussi chaque relation d’amitié ».

     

    Apostolat dans la famille

    N’oubliez pas pour autant que votre premier apostolat est celui que vous réalisez à la maison, dans le milieu familial.

    S’engager dans des œuvres sociales, des activités associatives diverses et variées, aux fins certes nobles, mais au détriment des devoirs familiaux serait un désordre. Cela reviendrait à se retrouver dans la situation que notre Seigneur dénonce avec vigueur

    Ne cherchez pas des entreprises compliquées, ni à vous engager dans des activités spectaculaires. Nous avons vu, à propos du rôle des laïcs, que leur tâche première est de se sanctifier à la place qu’ils occupent dans l’Église et dans la société temporelle.

    Nous pouvons en dire autant de la dimension évangélisatrice de leur vocation chrétienne. Elle se doit de commencer par ce que vous avez sous la main, si je puis m’exprimer ainsi, disons par ce qui vous est le plus proche. Et ce qui vous est le plus proche, ce sont votre conjoint et vos enfants ; puis, dans un cercle plus élargi, vos amis et vos collègues de travail.

    Le premier domaine de votre action évangélisatrice est donc la famille. Elle est prioritaire. « Ceux qui vivent dans l’état conjugal ont, selon leur vocation propre, le devoir particulier de travailler à l’édification du peuple de Dieu par le mariage et la famille » ; ce qui se traduit, entre autres, pour les parents, « ayant donné la vie à des enfants », par « la très grave obligation de les éduquer » tout comme le droit fondamental de le faire. « C’est pourquoi il appartient aux parents chrétiens en premier d’assurer l’éducation chrétienne de leurs enfants selon la doctrine transmise par l’Église » (c. 226).

    Ou, pour reprendre les termes du décret conciliaire sur l’apostolat des laïcs, « les époux chrétiens son l’un pour l’autre, pour leurs enfants et les autres membres de leur famille, les coopérateurs de la grâce et les témoins de la foi. Ils sont les premiers à transmettre la foi à leurs enfants et à en être auprès d’eux les éducateurs. Ils les forment par la parole et l’exemple à une vie chrétienne et apostolique ; ils les aident avec sagesse dans le choix de leur vocation » (n° 11).

    Un panégyriste de Jeanne d’Arc, parlant de l’Eucharistie, disait aux parents : « Amenez vos enfants à l’église de bonne heure. Aimez à communier devant eux alors même qu’ils paraissent encore incapables de vous comprendre. Des objets sacrés entrevus, de vos agenouillements à la sainte table, jailliront pour eux des suggestions éducatrices ; vous leur imprimerez par là un premier mouvement d’orientation sainte. Est-on assez chrétien si on ne croit pas au rayonnement mystérieux du tabernacle ? »

    Je mentionne ici, juste pour attirer votre attention, la Charte des droits de la famille présentée par le Saint-Siège en 1983, qui garde toute son actualité.

    Prenons conscience de ce que « la civilisation et la solidité des peuples dépendent surtout de la qualité humaine de leurs familles. De là vient que l’engagement apostolique envers la famille a une valeur sociale incomparable », écrivait saint Jean-Paul II dans l’exhortation apostolique Les fidèles laïcs du Christ (n° 40).

  • La mission évangélisatrice des laïcs (2)

    Mais comment réaliser cet apostolat qu’il vous appartient de faire ?

    Le décret sur l’apostolat des laïcs précise que « les laïcs ont d’innombrables occasions d’exercer l’apostolat d’évangélisation et de sanctification. Le témoignage même de la vie chrétienne et les œuvres accomplies dans un esprit surnaturel sont puissants pour attirer les hommes à la foi et à Dieu ». Et d’ajouter que « cet apostolat cependant ne consiste pas dans le seul témoignage de la vie ; le véritable apôtre cherche les occasions d’annoncer le Christ par la parole, soit aux incroyants, pour les aider à cheminer vers la foi, soit aux fidèles pour les instruire, les fortifier, les inciter à une vie plus fervente, « car la charité du Christ nous presse ». Ce passage termine par un rappel : « Malheur à moi si je n’évangélise pas ! »

    Nous pouvons penser qu’il est difficile de parler de Dieu. En réalité, cela correspond à un manque de foi et à la peur de réactions. Il nous arrive souvent d’agir en fonction du « qu’en dira-t-on, alors que ce qui devrait nous importer, c’est le « qu’en dira Dieu ». C’est autrement important.

    Il n’y a donc pas lieu d’avoir peur de parler de Dieu. Nous devrions au contraire éprouver une sainte fierté d’avoir été choisi par Dieu pour être son enfant, notre reconnaissance pour se don précieux entre tous se manifestant dans l’ardeur à faire partager notre bonheur aux autres et à leur transmettre ce qui en est à l’origine : notre foi catholique. Il serait normal d’éprouver une sorte de complexe de supériorité. Je m’explique. Non en nous croyant supérieur aux autres, ce qui serait de l’orgueil. Mais en partant de la fierté d’être et de se sentir enfant de Dieu.

    Saint Josémaria, fondateur de l’Opus Dei, que nous avons déjà rencontré l’autre jour, a forgé une expression pour qualifier l’action apostolique que tout un chacun est appelé à réaliser dans sa vie de tous les jours. Il parlait d’un « apostolat d’amitié et de confidence ».

    « À travers les rapports individuels avec vos compagnons de profession ou de métier, avec vos parents, vos amis, vos voisins, disait-il, dans une tâche que j’ai souvent qualifié d’apostolat d’amitié et de confidence, vous secouerez leur engourdissement, vous ouvrirez de larges horizons à leur existence égoïste et embourgeoisée, vous leur compliquerez la vie, en faisant en sorte qu’ils s’oublient eux-mêmes et qu’ils comprennent les problèmes de ceux qui les entourent. Et soyez sûrs qu’en leur compliquant la vie, vous les menez – vous en avez l’expérience – au gaudium cum pace, à la joie et à la paix. »

    Et le pape François d’attirer notre attention dans La joie de l’Évangile, sur le fait que « la première motivation pour évangéliser est l’amour de Jésus que nous avons reçu, l’expérience d’être sauvés par lui qui nous pousse à l’aimer toujours plus. Mais, quel est cet amour qui ne ressent pas la nécessité de parler de l’être aimé, de le montrer, de le faire connaître ? Si nous ne ressentons pas l’intense désir de le communiquer, il est nécessaire de prendre le temps de lui demander dans la prière qu’il vienne nous séduire » (n° 264).

     

    Apostolat d’amitié.

    Le préalable consiste donc à gagner peu à peu l’amitié de l’autre, de celui que l’on se propose de rapprocher de Dieu. C’est bien ce que nous voyons notre Seigneur pratiquer. Nous le voyons chez des ais ou des connaissances, en visite ou pour partager une repas : chez Pierre à Capharnaüm, dans la maison de Lévi, le futur Matthieu, après son appel à le suivre ; chez Simon le pharisien, ou dans la maison de Zachée, chez qui il s’invite lui-même : « Zachée descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. »

    Il est invité aux noces qui se déroulent à Cana, ou bien prend le temps de s’occuper de ses seuls disciples, « se retirant avec [eux] au bord de la mer », désireux qu’ils se reposent un peu. Ou encore, il se rend relativement fréquemment à Béthanie chez Marthe, Marie et Lazare. Quand celui-ci tombe malade, ses sœurs envoient un messager avertir le rabbi de Nazareth que « celui que tu aimes est malade ».

     

    Apostolat de confidence

    L’amitié facilite la confidence, et permet ainsi l’apostolat de la doctrine, de rapprocher de Dieu ces âmes, ces amis dont nous voulons le bien.

    Nous le voyons clairement à Béthanie. La confiance née de l’amitié permet à chacun de s’exprimer en toute confiance. Marthe, voulant que tout soit prêt à temps et quelque peu débordée par l’arrivée inopinée du Seigneur et de ses disciples, s’impatiente de voir que sa sœur ne l’aide pas pour le service mais reste aux pieds de Jésus à l’écouter. Elle finit par exploser et s’adresser à Jésus avec véhémence : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse faire seule le service ? » Il est très beau de voir cette confiance.

    Elle se manifeste encore au moment de la mort de Lazare. Lorsque Jésus se présente enfin à Béthanie, Marthe lui dit : « Seigneur, si avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » Quelques instants plus tard, Marie lui dit exactement la même chose.

    L’amitié est importante : elle permet de partager les joies et les peines, de demander conseil, de se faire aider, d’être réconforté dans l’épreuve. Elle autorise d’aborder les sujets essentiels de la vie : la prière, la fréquentation des sacrements, à commencer par la confession, si nécessaire pour le développement de la vie spirituelle, pour ne pas être coupé de Dieu. Elle donne autorité pour faire remarquer à l’autre ses erreurs, quitte à ce qu’il réagisse mal dans un premier temps. mais, l’amitié reprenant vite le dessus, l’intéressé témoigne de sa reconnaissance.

    L’amitié possède une valeur intrinsèque, parce qu’elle traduit une préoccupation réelle pour l’autre. L’actuel prélat de l’Opus Dei, Mgr Ocariz, écrit à ce sujet que « l’amitié elle-même est apostolat. L’amitié elle-même est un dialogue dans lequel nous donnons et nous recevons de la lumière ; dans lequel des projets surgissent, alors que l’on s’ouvre mutuellement des horizons ; dans lequel nous nous réjouissons de ce qui est bon et nous nous soutenons dans ce qui est difficile ; dans lequel enfin nous nous sentons bien, parce que Dieu nous veut heureux ».

    « L’apostolat que chacun doit exercer personnellement, nous dit encore le concile, et qui découle toujours d’une vie vraiment chrétienne est le principe et la condition de tout apostolat des laïcs, […] et rien ne peut le remplacer ». Cet apostolat individuel, d’ami à ami, de personne à personne, « est toujours et partout fécond, poursuit ce texte ; il est en certaines circonstances le seul adapté et le seul possible. Tous les laïcs y sont appelés et en ont le devoir, quelle que soit leur condition, même s’ils n’ont pas l’occasion ou la possibilité de collaborer dans des mouvements » (AA, n° 16).

    Ce qui sera le cas la plupart du temps. En tout cas cette collaboration à des mouvements est même impensable dans le cas, le plus général, que nous avons présenté d’apostolat d’amitié et de confidence. Les engagements du baptême suffisent largement à l’assumer.

  • La mission évangélisatrice des laïcs (1)

    Une de mes collègues canonistes, italienne, a écrit dans un article fleuve : Le Tourneau dit que la vocation chrétienne est vocation à la sainteté et à l’apostolat. Elle n’avait apparemment pas lu les textes du concile Vatican II, ou avait oublié ce qui y est pourtant proclamé explicitement dans le décret sur l’apostolat des laïcs : « La vocation chrétienne est aussi par nature vocation à l’apostolat. »

    Faut-il rappeler qu’un concile œcuménique est la réunion de l’ensemble des évêques de l’Église catholique, sous la présidence du Pontife romain ou de son représentant ? Le premier concile du Vatican s’était réuni en 1870 et avait dû s’interrompre par suite de la défaite, l’année suivante, de la France amputée alors de l’Alsace et de la Lorraine. Le deuxième concile du Vatican a été convoqué par saint Jean XXIII, en 1962, et mené à son terme, en 1965, par saint Paul VI. Il comptait 2400 évêques. Ceux-ci sont aujourd’hui au nombre de plus de 5300. C’est dire le dynamisme de la croissance de l’Église dans le monde.

    Donc ce n’est pas Le Tourneau qui déclare que la recherche de la sainteté et la pratique de l’apostolat, ou de l’évangélisation, comme l’on préfère dire de nos jours, sont les deux facettes de la vocation chrétienne dans le monde. C’est l’Église elle-même, Mater et Magistra, Mère et Maîtresse, comme saint Jean XXIII intitulait une de ses encycliques, c’est l’Église qui nous l’enseigne.

    Le code de droit canonique, qui formule en termes juridiques l’enseignement du concile Vatican II, présente un catalogue de droits et de devoirs fondamentaux des fidèles et des laïcs. Mentionnons les canons 210 et 211.

    Il est affirmé tout d’abord que « tous les fidèles doivent, chacun selon la condition propre, s’efforcer de mener une vie sainte et de promouvoir la croissance de la sanctification continuelle de l’Église ». Nous trouvons bien ici la double dimension de sainteté personnelle pour contribuer à l’expansion de l’Église dans le monde.

    L’autre canon énonce le principe selon lequel « tous les fidèles ont le devoir et le droit de travailler à ce que le message divin du salut atteigne sans cesse davantage tous les hommes de tous les temps et de tout l’univers ».

    Le pape Benoît XVI se demandait : « Pourquoi ne laissons-nous pas en paix les hommes adhérant à d’autres convictions ? Ils ont leur authenticité, leur vérité. Nous avons la nôtre. Coexistons donc pacifiquement, en laissant à chacun le soin de rechercher son authenticité selon les voies qu’il juge opportunes. » Mais l’authenticité de l’homme ne réside-t-elle pas précisément dans la communion avec le Christ ? Dès lors, si nous avons trouvé le Seigneur et s’il est pour nous la lumière et la joie de notre vie, n’est-ce pas notre devoir de proposer à tous cette réalité essentielle ? […] Nous ne faisons de tort à personne en montrant le Christ et en offrant à tout homme la possibilité de découvrir ainsi sa véritable authenticité, et de goûter la joie d’avoir trouvé la vie[1]. »

    Non seulement nous ne leur causons nul tort, mais nous essayons de leur faire découvrir le seul vrai Bien, le seul qui corresponde à leur aspiration au bonheur : notre Dieu d’Amour.

    Évangéliser est donc non seulement un droit, mais aussi un devoir. Ce n’est pas une tâche réservée à quelques individus, les prêtres, par exemple, ou les catéchistes. Cela concerne tous les baptisés, qui auront un jour à rendre compte à Dieu de leur annonce de la Bonne Nouvelle.

     

    La dimension apostolique de la vie du laïc

    Cela nous permet de poursuivre notre réflexion en abordant l’aspect apostolique, évangélisateur, de la mission du laïc au sein de la société humaine. Votre apostolat, à vous laïcs, est particulièrement important. Car vous êtes amenés à le réaliser sur le tas, au bureau, à l’usine, à l’atelier, en des lieux auxquels bien souvent le prêtre n’a pas accès, voire où sa présence n’est pas admise.

    C’est ce que la constitution dogmatique sur l’Église précise : « L’apostolat des laïcs est une participation à la mission salutaire elle-même de l’Église ; à cet apostolat, tous sont députés par le Seigneur lui-même en vertu du baptême et de la confirmation. […] Les laïcs sont appelés tout spécialement à assurer la présence et l’action de l’Église dans les lieux et les circonstances où elles ne peuvent devenir autrement que par eux le sel de la terre. »

    Soit dit en passant, le sacrement de la confirmation fait partie de l’initiation chrétienne. Ce qui veut dire qu’un baptisé qui n’a pas été confirmé n’est pas un chrétien adulte. Il lui manque l’aide et la présence agissante de l’Esprit Saint. De fait, « pour l’exercice de cet apostolat [dont nous parlons ici], le Saint-Esprit qui sanctifie le peuple de Dieu par les sacrements et le ministère accorde en outre aux fidèles des dons particuliers […] en vue de l’édification du Corps tout entier dans la charité » (AA, n° 3).

    Dans une lettre remarquable adressée aux jeunes, lors de la première Journée mondiale de la jeunesse, intitulée Dilecti amici, chers amis, le saint pape slave écrivait : « C’est de diverses manières que l’on peut devenir imitateur du Christ, c’est-à-dire non seulement en donnant un témoignage du Règne eschatologique de vérité et d’amour, mais aussi en s’employant à réaliser la transformation de toute la réalité temporelle selon l’esprit de l’Évangile. Et c’est là que l’apostolat des laïcs trouve aussi son point de départ, lui qui est inséparable de l’essence même de la vocation chrétienne. » Le pape réaffirme ici l’unicité de la vocation chrétienne dans sa double dimension de sainteté et d’évangélisation, en même temps qu’il insiste sur l’annonce de la foi dans les milieux où chacun agit, afin de les transformer selon l’Évangile de Jésus-Christ, source de liberté.

    Comme saint Jean-Paul II le faisait aussi remarquer, « le fruit de votre apostolat dépend également de la qualité de votre foi, de votre prière et de votre vie personnelle, familiale et professionnelle ». Nous en revenons à la nécessité de la cohérence de vie, évoquée voici deux semaines. La même constitution sur l’Église précisait à ce sujet que « les sacrements, surtout la sainte Eucharistie, communiquent et entretiennent cette charité envers Dieu et les hommes, qui est l’âme de tout apostolat ».

    N’oublions pas que nous ne sommes que des instruments entre les mains de Dieu, et que l’Esprit Saint accomplit l’essentiel, mais à partir de notre modeste contribution. Quelqu’un se promène avec un collègue. Comme ils passent devant une église, il lui dit qu’il a l’habitude de rendre visite tous les jours au Seigneur dans une église, et qu’il aimerait en profiter pour le faire. Il propose à son collègue de l’accompagner, mais celui-ci refuse et l’attend dehors.

    À sa sortie de l’église, le collègue, pour se moquer un peu de lui, lui demande : « Que t’a-t-il dit le Seigneur ? » Il lui a répond sur le champ : « Il m’a dit qu’il t’attendait. » Ils n’en ont plus parlé, mais le collègue en question n’arrivait pas à sortir de sa tête ce « Il m’a dit qu’il t’attendait… » et il est finalement allé voir un prêtre pour changer sa manière de vivre… C’est le travail de la grâce. Nous voyons la valeur de l’exemple, d’une vie de foi vécue avec naturel et sans respect humain. Qui n’a d’ailleurs pas lieu d’être.

    Saint Charles de Foucauld était bien conscient que « c’est à nous à être les successeurs des premiers apôtres, des premiers évangélistes. La parole est beaucoup, mais l’exemple, l’amour, la prière, sont mille fois plus. Donnons-leur l’exemple d’une vie parfaite, d’une vie supérieure et divine ; aimons-les de cet amour tout-puissant qui se fait aimer ; prions pour eux avec un cœur assez chaud pour leur attirer de Dieu une surabondance de grâces, et nous les convertirons infailliblement »[2].

    Comme sainte Teresa de Calcutta le reconnaissait, « il n’est pas possible de s’engager dans l’apostolat direct si l’on n’est pas une âme de prière. Soyons conscients d’être un avec le Christ, disait-elle, comme il était conscient d’être un avec le Père ; notre activité n’est véritablement apostolique que dans la mesure où nous le laissons travailler en nous et à travers nous avec sa puissance, son désir et son amour. Nous devons parvenir à la sainteté, non pas pour nous sentir en état de sainteté, mais pour que le Christ puisse pleinement vivre en nous »[3].

    Quant à saint Jean Chrysostome, dont l’éloquence, au IVe siècle, lui a valu d’être appelé saint Jean bouche d’or, il disait qu’« il n’y a rien de plus froid qu’un chrétien qui ne sauve pas les autres »[4], ou du moins cherche à les sauver en leur parlant de Dieu, de son bonheur d’être chrétien, de sa foi qui sauve et libère.

    Entretenir et fortifier progressivement nos liens d’amitié exige du temps, de l’attention, de la patience, parce que l’ami, ou le futur ami, n’est pas toujours présent au rendez-vous. Cela demande aussi de renoncer à ses préférences personnelles.

    Comme nous devrions être fiers de notre condition d’enfant de Dieu, de baptisé, d’ami de Dieu. C’est le résultat d’une décision de l’Amour fou de Dieu envers nous. Il ne pouvait rien nous arriver de plus beau et de plus merveilleux. La vie chrétienne vécue par amour de Dieu vaut vraiment la peine d’être vécue, et est source d’une joie profonde.

     

    [1] BENOÎT XVI, Discours à l’issue de la rencontre avec le clergé de Rome, 13 mai 2005.

    [2] Charles de Foucauld, Lettre du 28 novembre 1892, cité dans René Bazin, Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Paris, Nouvelle Cité, nouvelle édition, 2003, p. 135.

    [3] Ste Mère Teresa de Calcutta, La joie du don, Paris, Le Seuil, « Livre de vie » n° 132, 1975, p. 70.

    [4] St Jean Chrysostome, In Acta apostolorum hom. 20, 4, PG 60, 162.

  • Les blessures du Christ

    J'ai la joie de vous informer de la parution immédiate, chez Artège, de mon dernier ouvrage

    Les blessures du Christ lumières pour notre vie chrétienne.

    Voici le texte de la quatrième de couverture :

    « J’accorderai tout ce que l’on me demandera par l’invocation aux saintes plaies. Il faut en répandre la dévotion », confiait le Christ à une simple religieuse visitandine, sœur Marie-Marthe Chambon, à la fin du xixe siècle. Forts de ces promesses, pénétrons donc dans ce mystère d’amour et contemplons ces « splendides joyaux », sources de notre salut.

    Aimer et vénérer les blessures du Christ en sa Passion, c’est apprendre à aimer d’un amour sans limite, allant « jusqu’au bout » (Jn 13,1), jusqu’au terme de chaque action entreprise, de nos journées, de notre vie tout entière. C’est aussi apprendre à endurer nos souffrances en union avec Jésus et Marie, pour le salut de tous les hommes.

    Mgr Dominique Le Tourneau propose ici une riche méditation qui éclairera tous les fidèles désireux de s’approcher un peu plus du Christ souffrant. Ils y puiseront un approfondissement de leur vie intérieure, la maîtrise de leurs sens et la force de supporter les épreuves en les offrant en union avec Jésus et Marie, pour le salut des hommes.

  • Musée Saharien

    Musée Saharien_112529.jpgLe Crès jouxte Montpellier. Au 1bis avenue de Castelnau vous découvrirez de façon inattendue un Musée exceptionnel, car unique au monde et d'une richesse inouïe. M. Adell a créé à lui seul le musée Saharien qui contient des centaines de pièces, dont certaines rarissimes et uniquesMusée Saharien_115826.jpg. C'est peu dire que le Musée vaut le détour.  Il est ouvert tous les jours sauf le mardi et  le dimanche, de 14 à 18 h. M. Adell sait vous emballer, car il est enthousiaste et connaît son sujet sur le bout des doigts !

    Lire la suite

  • La légende du 4e Mage

    Je résume ici un conte du Moyen Âge

    Il s’appelle Artaban, et il décide de suivre l’étoile (avec ses amis Gaspard, Melchior et Balthasar), prenant avec lui – comme cadeaux pour le roi qui doit naître – un saphir, un rubis et une perle très rare.

    Les autres sont pressés – il ne reste pas beaucoup de temps maintenant avant la naissance – « Si tu n’arrives pas à l’heure, nous partirons sans toi »…

    Artaban se dépêche pour être au rendez-vous à l’heure… lorsqu’il aperçoit, par terre devant lui, une « forme » - un voyageur, épuisé, malade atteint d’une forte fièvre.

    « Si je m’en occupe, je vais rater mon rendez-vous et le départ !... »

    Mais Artaban s’occupe de l’homme malade, reste avec lui à l’auberge jusqu’à ce que l’autre guérisse de sa maladie.

    Et maintenant Artaban se trouve tout seul – pour traverser le désert, il lui faut des chameaux et des porteurs…, car ses amis sont bel et bien partis sans lui…

    Il est donc obligé de vendre son saphir.

    Et il est triste lorsqu’il pense que le roi n’aura pas ce si joli bijou.

    Enfin, après maintes difficultés et recherches, Artaban arrive à Bethléem – mais encore une fois trop tard ! Joseph, Marie et le petit roi sont déjà partis en Égypte…

    Soudain arrivent les soldats d’Hérode venus tuer tous les petits garçons du village âgés de deux ans ou moins…

    Dans la maison où loge Artaban, il y a un tel petit garçon. Lorsqu’il entend le pas des soldats dans la rue et le cri des femmes, Artaban sort et se met devant la porte… et, se servant de son précieux rubis comme « pot-de-vin », il réussit à éviter que le capitaine et ses soldats n’entrent dans la maison.

    Le bébé est épargné, sa maman est folle de joie.

    Et Artaban est triste lorsqu’il pense que le roi ne verra pas ce beau rubis…

    Pendant des années Artaban continue à chercher ce roi, dont il avait vu l’« étoile de naissance »… mais en vain. Une trentaine d’années plus tard, il passe par Jérusalem. Les gens de la ville sont très excités, agités…

    « De quoi s’agit-il ? » « Aujourd’hui on va exécuter le prophète Jésus de Nazareth. » Et les gens sont très heureux, soulagés de pouvoir parler à Artaban de ce Jésus – de ce « roi des Juifs » - un homme bon, remarquable même, aimés de tous, sauf des autorités religieuses !...

    Artaban se hâte vers le lieu d’exécution, se disant en lui-même :

    « Peut-être avec cette perle très rare que j’ai encore, puis-je acheter ce roi condamné, lui sauver la vie ? »

    Tout à coup, Artaban s’arrête, car, courant droit vers lui, suivie de trois ou quatre soldats, est une jeune fille…

    « Mon père n’arrive pas à payer ses dettes… Les soldats ont l’ordre de me vendre au marché des esclaves pour éponger ces dettes… Oh, Monsieur, sauvez-moi !... Aidez-moi à fuir !... »

    Et Artaban hésite…

    Puis, avec un sourire mystérieusement triste, il sort de sa poche la perle très rare, la donne aux soldats

    Et la fille est libre…

    Au moment même, en plein jour, le soleil cesse de briller, les cieux s’obscurcissent, et il y a un tremblement de terre…

    Artaban est terrassé par le mur d’une maison qui s’effondre…

    Mais avant de perdre conscience, on l’entend murmurer :

    « Mais je t’assure, Majesté, ce n’est pas vrai ! Quand m’est-il arrivé de savoir que tu avais faim et de te nourrir, que tu avais soif et te donner à boire ? Quand t’ai-je vu étranger et t’ai-je accueilli chez moi ? Quand t’ai-je vu nu, malade ou en prison et me suis-je occupé de toi ?...

    Voilà une bonne trentaine d’années que je te cherche, Majesté, mais jusqu’à ce jour je ne t’ai jamais vu, je n’avais jamais rien fait pour toi… je te l’assure… »

    Puis une autre voix se fait entendre, une voix qui semble venir de très loin, murmure :

    « Mais si, Artaban, je te dis la vérité. Dans la mesure où tu as fait cela à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait… Artaban regarde… »

    Et Artaban (avant de fermer les yeux pour la dernière fois en cette vie) sourit – car il aperçoit dans la main du roi : un si joli saphir, un beau rubis et une perle très rare !

  • La légende du 4e Mage

    Je résume ici un conte du Moyen Âge

    Il s’appelle Artaban, et il décide de suivre l’étoile (avec ses amis Gaspard, Melchior et Balthasar), prenant avec lui – comme cadeaux pour le roi qui doit naître – un saphir, un rubis et une perle très rare.

    Les autres sont pressés – il ne reste pas beaucoup de temps maintenant avant la naissance – « Si tu n’arrives pas à l’heure, nous partirons sans toi »…

    Artaban se dépêche pour être au rendez-vous à l’heure… lorsqu’il aperçoit, par terre devant lui, une « forme » - un voyageur, épuisé, malade atteint d’une forte fièvre.

    « Si je m’en occupe, je vais rater mon rendez-vous et le départ !... »

    Mais Artaban s’occupe de l’homme malade, reste avec lui à l’auberge jusqu’à ce que l’autre guérisse de sa maladie.

    Et maintenant Artaban se trouve tout seul – pour traverser le désert, il lui faut des chameaux et des porteurs…, car ses amis sont bel et bien partis sans lui…

    Il est donc obligé de vendre son saphir.

    Et il est triste lorsqu’il pense que le roi n’aura pas ce si joli bijou.

    Enfin, après maintes difficultés et recherches, Artaban arrive à Bethléem – mais encore une fois trop tard ! Joseph, Marie et le petit roi sont déjà partis en Égypte…

    Soudain arrivent les soldats d’Hérode venus tuer tous les petits garçons du village âgés de deux ans ou moins…

    Dans la maison où loge Artaban, il y a un tel petit garçon. Lorsqu’il entend le pas des soldats dans la rue et le cri des femmes, Artaban sort et se met devant la porte… et, se servant de son précieux rubis comme « pot-de-vin », il réussit à éviter que le capitaine et ses soldats n’entrent dans la maison.

    Le bébé est épargné, sa maman est folle de joie.

    Et Artaban est triste lorsqu’il pense que le roi ne verra pas ce beau rubis…

    Pendant des années Artaban continue à chercher ce roi, dont il avait vu l’« étoile de naissance »… mais en vain. Une trentaine d’années plus tard, il passe par Jérusalem. Les gens de la ville sont très excités, agités…

    « De quoi s’agit-il ? » « Aujourd’hui on va exécuter le prophète Jésus de Nazareth. » Et les gens sont très heureux, soulagés de pouvoir parler à Artaban de ce Jésus – de ce « roi des Juifs » - un homme bon, remarquable même, aimés de tous, sauf des autorités religieuses !...

    Artaban se hâte vers le lieu d’exécution, se disant en lui-même :

    « Peut-être avec cette perle très rare que j’ai encore, puis-je acheter ce roi condamné, lui sauver la vie ? »

    Tout à coup, Artaban s’arrête, car, courant droit vers lui, suivie de trois ou quatre soldats, est une jeune fille…

    « Mon père n’arrive pas à payer ses dettes… Les soldats ont l’ordre de me vendre au marché des esclaves pour éponger ces dettes… Oh, Monsieur, sauvez-moi !... Aidez-moi à fuir !... »

    Et Artaban hésite…

    Puis, avec un sourire mystérieusement triste, il sort de sa poche la perle très rare, la donne aux soldats

    Et la fille est libre…

    Au moment même, en plein jour, le soleil cesse de briller, les cieux s’obscurcissent, et il y a un tremblement de terre…

    Artaban est terrassé par le mur d’une maison qui s’effondre…

    Mais avant de perdre conscience, on l’entend murmurer :

    « Mais je t’assure, Majesté, ce n’est pas vrai ! Quand m’est-il arrivé de savoir que tu avais faim et de te nourrir, que tu avais soif et te donner à boire ? Quand t’ai-je vu étranger et t’ai-je accueilli chez moi ? Quand t’ai-je vu nu, malade ou en prison et me suis-je occupé de toi ?...

    Voilà une bonne trentaine d’années que je te cherche, Majesté, mais jusqu’à ce jour je ne t’ai jamais vu, je n’avais jamais rien fait pour toi… je te l’assure… »

    Puis une autre voix se fait entendre, une voix qui semble venir de très loin, murmure :

    « Mais si, Artaban, je te dis la vérité. Dans la mesure où tu as fait cela à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait… Artaban regarde… »

    Et Artaban (avant de fermer les yeux pour la dernière fois en cette vie) sourit – car il aperçoit dans la main du roi : un si joli saphir, un beau rubis et une perle très rare !

  • A l'école de saint Joseph. Les secrets du père idéal

    Voir le texte de cette conférence sur mon autre blog.

  • les atteintes à la bonne réputation

    Texte d'une communication au Colloque organisé pour les 25 ans du Studium de droit canonique de Lyon, les 24-26 novembre 2021.

     L’atteinte à la bonne réputation

     

     

    Nous devons vous entretenir de « l’atteinte à la bonne réputation ». Il serait plus conforme à la réalité de parler d’« atteintes » au pluriel. D’autres intervenants traiteront de l’injustice dans chacun des tria munera. Mais notre sujet n’est pas sans rapport avec au moins deux d’entre eux, à savoir le munus sanctificandi et le munus regendi. L’atteinte à la bonne réputation se trouve en lien immédiat et premier avec le droit fondamental du canon 220. Droit qui, reconnaissons-le, reste largement méconnu dans la pratique ecclésiale. Tout comme d’ailleurs, hélas ! les autres droits fondamentaux des fidèles et des laïcs. M’exprimant, tout récemment, devant la Société canadienne de droit canonique à propos des droits fondamentaux des fidèles du canon 213 à l’épreuve de la Covid-19, force est de constater que nulle part je n’ai trouvé de canoniste, ne parlons pas de pasteur, ayant mis en avant le caractère prépondérant des droits et des devoirs fondamentaux des fidèles et des laïcs dans l’Église, c'est-à-dire leur caractère de critère herméneutique pour l’interprétation de tous les normes canoniques, quel qu’en soit l’émetteur. Nous y reviendrons.

    « L’on parle aujourd’hui beaucoup des droits de l’homme. Dans bien des pays ils sont violés. Mais l’on ne parle pas des droits de Dieu. Eh bien ! les droits de l’homme et les droits de Dieu vont ensemble. « Là où Dieu et ses lois ne sont pas respectés, l’homme lui-même n’est pas respecté », déclarait Jean-Paul II dans l’homélie pour la béatification du jésuite Rupert Mayer[1]. Il n’est pas difficile de vérifier le bien-fondé d’une telle affirmation. Les vagues successives de coronavirus qui déferlent un peu partout sur le globe terrestre ont amené les dirigeants politiques, parfois avec la connivence empressée de certaines entités religieuses, à apporter, dans l’illégalité la plus stricte, des atteintes objectivement graves au droit fondamental à l’exercice du culte, pourtant garanti par la plupart des constitutions et par les chartes internationales souscrites par les États. Au-delà des atteintes disproportionnées et discriminatoires envers la liberté de religion, ce sont bien les droits de Dieu qui sont remis en cause, ou ignorés, plus ou moins directement.  Dans quelle mesure la réputation des individus peut-elle être sauvegardée si aucun frein ne vient limiter le respect dû à la divinité, quelle qu’elle soit ?

    Il nous semble que la société contemporaine interpelle vivement notre conscience de croyant quand elle supprime tout délit de blasphème, allant parfois jusqu’à encourager cette offense faite à Dieu. L’individu a volé sa place à Dieu. Ainsi s’accomplit l’œuvre programmatique d’un Feuerbach : « Le but de mes travaux, écrivait-il, est de faire des hommes non plus des théologiens, mais des anthropologistes, de les amener de l’amour de Dieu à l’amour des hommes, des espérances de l’au-delà à l’étude des choses d’ici-bas ; d’en faire non plus les vils serviteurs religieux ou politiques d’une monarchie et d’une aristocratie du ciel et de la terre, mais des citoyens libres et indépendants de cet univers[2]. » Étant donné que nous avons largement commenté ailleurs le canon 220 et les droits fondamentaux à la bonne réputation et à l’intimité qu’il énonce[3], nous concentrerons ici notre attention sur quelques points particuliers. Nous en retiendrons quatre, deux plus directement en rapport avec le munus sanctificandi : le respect de la bonne réputation en lien avec le recours au sacrement de la réconciliation, et donc le secret de la confession, et le délit ou non-délit de blasphème (I) ; les deux autres se rattachant au munus regendi, à savoir les dispositions prises par des évêques à l’encontre de prêtres soupçonnés d’actes de pédophilie et des mesures tant gouvernementales que religieuses provoquées par la Covid-19 (II).

     

    I – Le respect de la bonne réputation dans le cadre du munus regendi

     

    S’agissant du munus regendi, nous pouvons isoler aisément deux domaines où la bonne réputation peut être ici mise à mal, d’abord le secret de la confession (A), puis les dispositions concernant le blasphème (B).

     

    1. A) L’organisation de la confession et la bonne réputation des fidèles

     

    La protection du secret de la confession n’est pas assurée dans tous les pays[4]. En Angleterre, le sceau de la confession a été observé, sauf à l’époque des invasions normandes. Avec la Réforme, ce secret a disparu et la jurisprudence l’a plus ou moins rejeté, même si aucune décision judiciaire n’a été prise formellement en la matière. Les législateurs russes ont créé des exceptions au secret sacramentel. En Irlande, la common law établit le respect du sigillum et rejette la jurisprudence anglaise. Aux États-Unis, la jurisprudence fédérale et de chaque État reconnaît le privilège prêtre-pénitent. En Australie et en Nouvelle-Zélande la situation est semblable, les lois et la common law accueillant le secret sacramentel, bien qu’avec des nuances locales.

    Au Canada, le droit a d’abord suivi le droit britannique, n’admettant donc pas le secret de la confession, sauf au Québec. Plus tard, Terre-Neuve-et-Labrador et le Québec ont tous deux adoptés des lois protégeant le secret et plaçant « le privilège entre prêtre et pénitent sur le même pied que le privilège entre avocat et client ». Les autres provinces et le gouvernement fédéral s’appuient sur les décisions en common law, mais « il est raisonnable d’affirmer qu’il existe un privilège de facto en ce sens que les juges pourraient tenter de dissuader les avocats de poser des questions qui portent sur des choses liées à la confession ».

    Aux États-Unis, au Canada et dans d’autres pays les critères de Wigmore joue un rôle essentiel en permettant de définir les communications pouvant être couvertes par la loi sur le privilège.

    Le doyen John Henry Wigmore a établi quatre critères dans son ouvrage classique sur le droit de la preuve, Evidence in Trials at Common Law, paru à Toronto en 1961.

    1) Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seront pas divulguées. Or, le secret dont la nature est permanente, est essentiel au bon fonctionnement d’un système de confession.

    2) Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties. Si cet élément de la confession était compromis, les rapports entre le confesseur et le pénitent seraient sacrifiés et la pratique de la confession diminuerait ou disparaîtrait complètement.

    3) Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment. Là où existent la liberté de religion et la tolérance, et dans la mesure où une portion importante de la population pratique une religion comportant la confession, ces rapports doivent être assidûment entretenus.

    4) Le préjudice permanent que subiraient les rapports par la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision. S’appuyant sur Jeremy Bentham, Wigmore considère imprudent d’admettre les confessions religieuses comme moyen de preuve, car elles constituent des cibles faciles en cas de litige et parce qu’il existe d’autres moyens d’obtenir les mêmes preuves. Le préjudice serait ainsi plus considérable que l’avantage[5].

    Signe des temps, et de la remise en cause du secret de la confession dans certains pays, il est hautement significatif que nombre d’accords diplomatiques signés dans les années récentes entre le Saint-Siège et divers États comportent des dispositions relatives au respect et à la protection du secret de la confession. C’est le cas de la Croatie en 1996 ; de la Lettonie, de la Slovaquie et de la Lituanie, toutes trois en 2000 ; du Brandebourg en 2003 ; du Monténégro et du Mozambique en 2011 ; du Burundi en 2012 ; du Cap Vert, de la Guinée Équatoriale et du Tchad en 2013 ; de la Palestine en 2015 (qui ajoute le respect des conversations privées) ; et du Timor Oriental également en 2015.

    En tout état de cause, le secret de la confession est inviolable. Il n’est donc jamais permis à un magistrat ou à une autorité de l’État d’interroger un clerc sur les faits et les choses connues par son ministère, comme le précisent les conventions passées avec la République Dominicaine en 1954 ; le Gabon en 1997 ; le Burundi en 2012 ; le Cap Vert et la Guinée Équatoriale en 2013.

    Aucune poursuite ne peut être engagée contre lui, selon l’accord avec le Tchad de 2013. L’État libre de Thuringe s’engage en 1997 « à maintenir cette protection du secret relatif au soin des âmes et à la confession ». Des États garantissent ce secret ministériel ou professionnel des évêques, des prêtres et des religieux : Hambourg en 2005 ; Brésil en 2008 (le secret d’office, surtout de la confession sacramentelle) ; Schleswig-Holstein en 2009 ; Burundi en 2012 ; et Guinée Équatoriale en 2013.

    L’État de Mecklembourg-Poméranie Occidentale prend en 1997 une disposition voisine aux termes de laquelle les ecclésiastiques « ont la faculté de refuser de témoigner sur des questions qui leur ont été confiées en leur qualité de pasteurs d’âmes »[6], même quand ils sont témoins ou parties dans un procès, précisent la Lettonie en 2000 et la Palestine en 2015. Selon les accords avec la Slovaquie de 2000 et le Mozambique de 2011, ils peuvent refuser de déposer devant les tribunaux[7].

    Le secret est ainsi garanti, notons-le, par 24 États, et ce, dans des accords dont 15 ont été signés au XXIe siècle.

    La protection de l’intimité et de la bonne réputation des pénitents ne se limite pas au respect du secret de la confession. Dans notre pays, les lieux où les pénitents sont reçus prennent des appellations diverses : espace de réconciliation ou autre. Notons que l’on n’emploie pas à leur propos le terme de « confessionnal ». Ceci signifie que, consciemment, l’on enfreint la norme du canon 964 § 3 enjoignant « qu’il y ait toujours – semper habeantur – dans un endroit bien visible des confessionnaux (au pluriel) munis d’une grille séparant le pénitent du confesseur ». Il est vrai que l’assemblée des évêques laisse aux fidèles la liberté de choisir « un local offrant la possibilité de s’asseoir et permettant un dialogue plus facile entre pénitent et prêtre »[8]. Saisi par ailleurs, le Conseil pontifical des textes législatifs a tranché que le ministre peut légitimement imposer le confessionnal, « pour une juste cause et sans que l’on se trouve dans un cas de nécessité[9] ». Bien évidemment pour préserver sa bonne réputation.

    Venons-en au blasphème

     

    1. B) Les dispositions relatives au blasphème

     

    Il n’est sans doute pas inutile dans le contexte des atteintes à la bonne réputation de parler du « droit au blasphème ». Cette question revient périodiquement sur le devant de la scène médiatique. Nous connaissons la position du gouvernement français : le blasphème ne saurait être interdit en raison du principe de la liberté d’expression. D’aucuns ont affirmé que le blasphème ne fait de mal à personne. Nous pouvons douter d’une telle affirmation. Pour deux raisons principales. D’abord du fait que le blasphémateur se fait du mal à lui-même, puisqu’en le proférant il pèche[10]. Ensuite parce l’atteinte portée aux croyance d’autrui est légitimement perçue comme une agression contre ce que le croyant considère comme de plus sacré, de plus important pour lui. Certes, le blasphème n’atteint pas Dieu, pas plus que tout autre péché. Encore qu’ils ont conduit le Fils de Dieu à mourir sur une croix.

    Et puis, nous le disions en introduction, la bonne réputation de Dieu est première. Et, de celle-là, il n’est en l’espèce nullement tenu compte.

    Nous nous inspirerons dans le développement suivant partiellement de l’ouvrage sur le blasphème publié sous la direction du doyen Ludovic Danto et de Cédric Burgun[11].

    Si nous interrogeons le droit canonique, nous constatons que le législateur ne semble pas attacher une grande importance au blasphème. En effet, il l’envisage exclusivement dans le cadre d’un spectacle, d’un discours public, d’un écrit publiquement divulgué, ou autrement en utilisant les moyens de communication. Il est alors puni d’une « juste peine », selon le canon 1369 du CIC, et d’une « peine adéquate », selon le canon 1448 § 1 du CCEO.

    Jusqu’à une époque récente, le blasphème était passible de sanction dans les sociétés occidentales.

    C’est un sujet auquel les pays islamistes sont particulièrement sensibles. De fait, le blasphème est sévèrement réprimé dans des pays comme l’Afghanistan, Brunei, la Mauritanie, l’Arabie Séoudite, le Pakistan… La loi prévoit, par exemple, dans ce dernier pays, que le blasphème sera « puni de la mort, ou de l’emprisonnement à vie, et est aussi passible d’amende ». Nous comprenons, dans ce contexte, que les pays musulmans aient cherché une protection juridique contre le blasphème au plan international.

    Ce faisant, à vrai dire, ils n’ont pas rendu service aux pays occidentaux en réclamant des mesures anti-blasphématoires et en introduisant sur la scène internationale les notions d’islamophobie, de diffamation de l’islam et de diffamation des religions. Dans un premier temps, le poids de l’Organisation de la Coopération Islamique au sein des Nations-Unies et du Conseil des droits de l’homme a conduit ceux-ci à adopter, de 1999 à 2005, des résolutions permettant d’envisager « un mécanisme juridiquement contraignant ».

    C’était sans compter sur les pays européens dits « libéraux », que nous pourrions qualifier de façon plus appropriée de libertaires. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe déclare, en 2007, que le « blasphème, en tant qu’insulte à une religion, ne devrait pas être érigé en infraction pénale ». Puis la Commission européenne pour la démocratie par le droit estime, en 2008, « que l’infraction de blasphème devrait être abolie et qu'elle ne devrait pas être rétablie ». En 2013, le Conseil de l’Union Européenne recommande la dépénalisation du blasphème, rappelant « que le droit international relatif aux droits de l’homme protège les individus et non une religion ou une conviction en tant que telle » et que la liberté de religion « n’englobe pas le droit d’avoir une religion ou une conviction qui échappe à la critique ou à la dérision ». Le Parlement européen a pris une résolution semblable en 2014.

    Ce fut alors le tour des Nations-Unies d’adopter des dispositions similaires. Cela commence par l’affirmation que la critique d’une religion est sans lien avec le racisme. Puis les rapporteurs spéciaux pour la liberté d’opinion et d’expression des Nations-Unies, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, de l’Organisation des États américains et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples affirment, fin 2008, que « les restrictions à la liberté d’expression en vue de prévenir l’intolérance doivent être limitées dans leur portée à l’apologie de la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ».

    Cette résolution sera adoptée en 2011. Moyennant quoi, ce texte suit une approche individualiste des droits de l’homme, en accentuant la protection des personnes contre la violence, protection qu'elle n’assure plus aux religions et aux croyances en elles-mêmes.

    Une étude plus approfondie de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme permettrait de constater que la Cour n’évalue plus le « fait religieux » comme une donnée sociologique, et qu’elle survalorise volontairement les opinions dissidentes et minoritaires. Il n’est plus à l’ordre du jour de protéger Dieu, l’Église, les saints ou les choses sacrées. Ce sont les valeurs d’égalité et de non-discrimination qui sont mises en avant. « Il est ainsi légitime, fait remarquer Gregor Puppinck, d’être intolérant à l’encontre des religions mais non envers les personnes » ; cette évolution du droit ne révèle pas une laïcisation générale, mais une profanation du sacré accompagnée d’une sacralisation du profane en vue d’un idéal de ‘vivre-ensemble’[12]. »

    Venons-en au respect de la bonne réputation dans l’exercice du munus regendi.

     

    II – Le respect de la bonne réputation dans l’exercice du munus regendi

     

    Nous traiterons ici de deux domaines bien distincts : d’abord des mesures suspensives prises par un certain nombre d’évêques à l’encontre de prêtres soupçonnés d’actes de pédophilie, parfois même en l’absence d’un délit véritablement établi (A), puis des dispositions prises un peu partout dans le monde pour faire face à l’épidémie mondiale de coronavirus (B).

     

    1. A) La suspension de clercs dans des cas supposés de pédophilie

     

    Nous ne revenons pas ici sur la législation mise en place au niveau su Saint-Siège, des conférences des évêques, des diocèses et des autres circonscriptions ecclésiastiques pour traiter les cas d’abus sexuel sur mineurs et personnes vulnérables par des clercs, les graviora delicta. En tout état de cause, les autorités ecclésiastiques concernées prendront bien soin de respecter le droit fondamental des individus, quels qu’ils soient, à une bonne renommée du canon 220. Du moins devaient-elles le respecter. Les situations que nous allons examiner montrent que ce n’est pas toujours le cas.

    Suivant une étude de Gianpaolo Montini parue dans Periodica[13], nous présenterons quelques recours à la Signature apostolique contre des décisions prises par des évêques de suspendre tel de leurs prêtres de l’exercice du ministère sacerdotal. Douze cas ont été tranchés par la Signature apostolique entre 2007 et 2018. Limitons-nous à trois d’entre eux, présentant des caractéristiques suffisamment illustratives des situations, selon toute vraisemblance, essentiellement propres aux États-Unis.

    En 2006, des accusations sont portées conte un prêtre pour des faits allégués remontant à une vingtaine d’années et commis dans le diocèse d’origine dudit prêtre, aujourd’hui incardiné dans un autre diocèse. Nous sommes en l’espèce en présence d’une sentence canonique absolue et de faits ne constituant pas un délit. Immédiatement suspendu du ministère, le clerc sanctionné dépose un recours auprès de la Congrégation pour la doctrine de la foi et refuse de demander la perte de l’état clérical. L’évêque introduit un procès pénal administratif et inflige la peine de renvoi de l’état clérical. Mais la Congrégation pour la doctrine de la foi absout le prêtre en question. L’apprenant, l’évêque par décret le prive de l’habit ecclésiastique, de la faculté de célébrer coram populo et lui retire le celebret pour exercer tous les pouvoirs sacerdotaux. L’évêque prétendait s’appuyer sur la décision de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Or, saisie, la Congrégation pour le clergé, tout en confirmant le décret de l’évêque, affirme que des actions de l’ordinaire ne peuvent trouver une base légale dans une sentence émanant de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Un recours de l’intéressé à la Signature apostolique est jugé par celle-ci le 26 janvier 2019 : la Signature déclare illégal l’acte de confirmation par la Congrégation pour le clergé et par voie de conséquence le décret de suspension de l’évêque.

     

    Un autre cas concerne un prêtre ayant vingt ans de ministère, dix auprès d’écoles et en paroisse, dix comme aumônier de prison. Ici, il n’existe ni faits constitutifs d’un délit, ni accusation de délit. En 2011 le Grand Jury demande de revoir le cas de prêtres ayant été accusés par le passé. Le prêtre est alors suspendu du ministère pour une durée indéterminée. En 2013, la Congrégation pour le clergé rejette le recours contre la suspension mais demande à l’évêque de revoir chaque année sa décision de suspense. Or, nous l’avons dit, le prêtre n’a commis aucun délit, et aucune accusation n’a été portée contre lui.

    L’évêque lui impose en 2014 de se soumettre à un contrôle et refuse, en 2015, de revoir sa décision chaque année. Fin 2015, la Congrégation pour le clergé confirmait les décrets de l’évêque et imposait une période de révision triennale cette fois. La Signature apostolique cassait les deux décrets de la congrégation pour le clergé dans tous leurs aspects.

    Puis la Signature apostolique intervenait ex officio, l’évêque prétendant accuser son prêtre de désobéissance pour avoir refusé d’obtempérer à son précepte de se soumettre à un contrôle, précepte qui pouvait être attaqué. L’évêque avait engagé une enquête pénale préalable pour désobéissance afin d’en arriver au renvoi de l’état clérical. La Signature apostolique devait se réunir encore pour décider de l’honnête subsistance du clerc et pour rappeler à l’archevêque son devoir d’obéir aux décisions de la Signature apostolique.

     

    Le dernier cas concerne l’absence de faits constituant un délit. En janvier 2009 un prêtre accompagne sa mère âgée dans une clinique. Une infirmière le reconnaît et écrit à l’évêque pour dire que trente ans plus tôt, c'est-à-dire en 1977, alors qu’elle était âgée d’un peu plus de seize ans, elle avait eu une relation à connotation sexuelle avec ce prêtre.

    L’évêque engage une enquête préalable qui conclut à l’absence de délit. Mais le conseil de l’évêque lui suggère de démettre le prêtre. Il obtient que le prêtre renonce à son office curial, et, s’appuyant sur les Essential Norms, lui impose de résider dans une maison de retraite et de célébrer la messe sine populo. En septembre 2009, la Congrégation pour la doctrine de la foi demande à l’évêque de réaliser une enquête sur des accusations qui ne doivent pas seulement être crédibles, mais doivent parvenir à la certitude morale afin d’être en mesure d’appliquer les Essential Norms.

    Après un recours à la Congrégation pour le clergé, qui ne répond pas, et un recours auprès de la Signature apostolique qui attend l’expiration du délai donné à la Congrégation pour le clergé, l’évêque diocésain prend un décret de suspension de l’exercice du ministère. Les recours se multiplient sans effet. En juillet 2015, le vicaire général prend un décret qui suspend le clerc du ministère pour une durée de cinq ans. La Congrégation pour le clergé juge légitime ce décret du vicaire général. Enfin, en 2019, la Signature apostolique a décrété l’illégalité de la confirmation du décret par la Congrégation pour le clergé et donc le décret de suspension lui-même.

     

    Il est intéressant de noter que la Signature apostolique a déclaré inopérant le renvoi au canon 223 § 2 pour justifier les mesures prises à l’encontre des clercs dans les cas soumis à son examen. Selon cette norme, « en considération du bien commun, il revient à l’autorité ecclésiastique de régler l’exercice des droits propres aux fidèles ». Cette norme ne saurait constituer une base légale légitime pour que l’autorité administrative puisse intervenir et suspendre par voie administrative de l’exercice du ministère sacerdotal.

     

    La Signature apostolique a dû élaborer une solution de justice fondée sur le principe de proportionnalité. Chaque fois que la suspense administrative intervient sur une faculté accordée au prêtre a lege, c'est-à-dire qui lui appartient ipso iure, l’on peut présumer de l’illégalité de la suspense par absence de proportion. Par ailleurs, une suspense administrative perpétuelle est illégale. En outre, la légitimité de la suspense administrative ne dépend pas de la simple exclusion de la perpétuité ni de la subordination de la suspense à une période de contrôle, mais du caractère temporaire de la mesure ou de la véritable vérification périodique effectuée par le supérieur.

    Nous sommes en présence d’un manque de proportion quand le prêtre est soumis à une obligation de résidence en un lieu donné. Un prêtre déclaré innocent de l’accusation d’abus sexuel par une sentence définitive ratifiée par le Congrégation pour la doctrine de la foi et réhabilité, ce qui permettait de lui redonner sa bonne réputation, s’est vu néanmoins, sans aucune raison particulière, renvoyé de son office, tenu de résider dans un institut déterminé, privé de son salaire, de ses facultés et suspens a divinis.

    La Congrégation pour le clergé suspend certaines dispositions de l’archevêque, qui révoque l’obligation de résidence, prenant un précepte que la Congrégation pour le clergé renforce par un monitum de devoir fixer le lieu de résidence du prêtre en accord avec le vicaire épiscopal. La Signature apostolique déclare illégal le précepte de ne déterminer le lieu de résidence qu’en accord avec le vicaire général, car « le principe de proportion ou la ratio entre les causes et la décision n’est pas observé en l’espèce ». Rappelons qu’il n’y avait pas de délit, mais seulement la crainte de l’archevêque qu’un scandale puisse avoir lieu, sans que rien dans la conduite du prêtre puisse le justifier.

     

    La Signature apostolique a également déclaré illégal le précepte soumettant un clerc à une obligation de contrôle, fondant sa décision soit sur la violation de l’intimité de l’individu, intimé protégée par le droit fondamental du canon 220, soit sur l’absence de proportion entre la décision et les faits.

    Terminons notre tour d’horizon avec des situations engendrées par l’épidémie toujours active de la Covid-19.

     

    1. B) L’épidémie de la Covid-19

     

    A priori, la situation épidémique ne semble guère avoir de rapport avec notre sujet. Pourtant, si nous y réfléchissons bien, la suppression de l’administration des sacrements et des autres secours spirituels, si essentiels, selon le canon 213, pour que les fidèles assument leurs devoirs fondamentaux de croissance dans la sainteté et d’édification de l’Église, les affaiblit et les affadit. De sorte qu’ils perdent de leur saveur et du bonus odor Christi[14] caractéristique du baptisé. Leur réputation de bon chrétien s’en ressent, d’autant qu’un nombre non négligeable d’entre eux a cessé d’aller à la messe et de se confesser[15].

    Comme Jean-Paul II l’écrivait dans sa première lettre encyclique, Redemptor hominis, le recours à la confession individuelle est « un « droit du Christ lui-même à l'égard de chaque homme qu'il a racheté »[16]. Il commentait ainsi cette affirmation : « Ne privez pas le Christ de ses droits dans ce sacrement et ne renoncez jamais aux vôtres[17]. »

    Nous sommes confrontés à une situation d’autodestruction sournoise. C’est d’une gravité et d’une inconscience sans précédents.

    Que penser de prêtres qui préfèrent ne pas prendre le risque de contracter le coronavirus que d’exercer leur ministère ? Pire encore, quand c’est l’autorité ecclésiastique qui leur impose semblable comportement ? La bonne réputation et la crédibilité de la corporation cléricale ne sont-elles pas mises à mal ?

    Ceci étant, nous avons cru nous retrouver à l’époque de l’empereur sacristain, Joseph II d’Autriche. La mairesse de la ville de Mexico ordonne que les célébrations liturgiques ne durent pas plus de trente minutes ! Au Mexique toujours, un gouverneur interdit les cérémonies religieuses le samedi et le dimanche. En Irlande, les actes du culte religieux devaient être assurés uniquement par les moyens technologiques. En Argentine des fonctionnaires ont prétendu réguler des activités telles que la prière personnelle, et se sont arrogé, comme ailleurs, la faculté d’interdire les confessions et l’accompagnement spirituel. L’on en arrive à des situations ubuesques où une personne se voit refuser la communion si elle entre par la porte principale de l’église, mais est autorisée à accéder par une porte latérale à un local où elle recevra un paquet de riz de Caritas !

    Non sans humour, en présence de la réouverture des parcs zoologiques, mais pas des lieux de culte, Mgr Harpigny, évêque de Tournai, en Belgique, se demandait s’il ne devait pas faire venir quelques chameaux, lions, girafes et ours à la Cathédrale pour commencer des célébrations officielles de la liturgie catholique !

    Citons quelques contentieux, sans revenir sur les ordonnances en référé prises par le Conseil d’État en France, supposées connues de cet auditoire avisé[18].

     

    Il faudra attendre le Vendredi Saint, 10 avril 2020, pour que la Cour constitutionnelle fédérale allemande se prononce, à deux reprises, et juge la suspension totale du culte public comme « une grave ingérence dans le droit à la liberté religieuse », d’autant plus que l’interdiction a été étendue à Pâques, c'est-à-dire au moment culminant de la vie religieuse de chrétiens.

    Il est intéressant de relever que ces décisions se fondent sur le numéro 11 de la constitution dogmatique Lumen gentium et sur les numéros 1324-1327 du Catéchisme de l’Église Catholique pour reconnaître que la célébration communautaire de l’Eucharistie est un élément central de la foi qui ne saurait être remplacé par des formes alternatives telles la retransmission de la messe sur l’internet ou la prière individuelle. La Cour constitutionnelle affirmait parallèlement que la liberté religieuse devait « pour le moment » céder face à des intérêts constitutionnels contraires, compte tenu du fait que « l’ingérence extrêmement grave », ce sont ses termes, devait prendre fin le 19 avril, soit neuf jours plus tard.

     

    La Cour Suprême du Brésil révoque la sentence du Tribunal fédéral suprême en rappelant que l’article 5°, VI de la Constitution « assure le libre exercice des cultes religieux et garantit, dans les formes de la loi, la protection des lieux de culte et de leurs liturgies ». L’interdiction totale de réaliser des actes de culte religieux en présentiel « consiste en un excès de pouvoir, car elle traite le service religieux comme quelque chose de superflu, que l’État peut suspendre, sans problèmes majeurs pour les fidèles ». La décision incriminée revient à éliminer les cultes religieux de façon indirecte, « or, un aspect essentiel de la religion est la réalisation de réunions entre fidèles pour célébrer ses rites ou croyances ».

    En vertu de quoi, la Cour Suprême décrète « que les États, districts fédéraux et municipalités s’abstiennent de publier ou d’exiger l’accomplissement d’arrêtés ou d’actes administratifs locaux qui interdisent complètement de réaliser des célébrations religieuses en présentiel pour des motifs liés à la prévention de la Covid-19 ».

    Ces attendus sont très intéressants pour notre propos, car ils mettent l’accent sur un aspect essentiel de la vie chrétienne. Certes, « le service aux malades et aux pauvres est un moyen efficace pour les chrétiens de vivre leur foi et ‘de refléter une Église présente dans le monde d’aujourd’hui et non plus une Église sacristie’ »[19], et il existe d’autres expressions de la foi que la pratique sacramentelle. Il n’en reste pas moins que les sacrements sont les principaux moyens de salut à la disposition des fidèles, et un des droits fondamentaux codifiés au canon 213.

     

      La Cour suprême de certains États a annulé des décisions interdisant les actes de culte à la suite de l’apparition inopinée et violente de la Covid-19. La presse et les politiques des États-Unis ont considéré que les réunions des communautés religieuses étaient particulièrement dangereuses, ce qui a conduit à des discriminations envers les groupes religieux minoritaires, tels les juifs orthodoxes de New York. La clause du Premier amendement de la Constitution protège le libre exercice de la religion, moyennant quoi l’on pourrait penser qu’il existe de bonnes raisons pour admettre les réunions religieuses avant d’ouvrir les gymnases, et qu’il est au contraire difficile de comprendre que les réunions dans les gymnases, l’accès aux salles de marijuana et aux cinémas, puissent être qualifiées de service « essentiels », alors que les réunions religieuses d’une même taille restent interdites. La notion de service « essentiel » varie d’ailleurs d’un État à l’autre.

     

    Si nous examinons maintenant un échantillon des dispositions prises par les autorités religieuses, il n’est pas rare qu’elles aient anticipé les mesures gouvernementales, comme au Portugal ou en Belgique. Ou au Royaume-Uni, où l’Église d’Angleterre décide de fermer tous ses temples, y compris pour la prière personnelle ; alors que les évêques catholiques romains autorisèrent l’accès des églises au clergé en vue de la retransmission en direct de la messe.

    Le Conseil permanent de la Conférence des évêques de Pologne a recommandé aux évêques diocésains de dispenser certaines catégories de fidèle de l’obligation du précepte dominical.

    De même de la part Conseil permanent de la Conférence des évêques du Mexique, chaque évêque pouvant dispenser ses fidèles de la messe dominicale.

    Certains évêques ont eu la main lourde, tel l’archevêque de Lima qui a interprété de façon très restrictive les normes étatiques, son vicaire général allant jusqu’à demander que seuls des prêtres jeunes aillent porter la communion aux malades et que, sur le pas de la porte, ils remettent l’hostie à un membre de la famille ; et que les curés cessent d’aller veiller les défunts.

    Aux États-Unis, beaucoup de communautés religieuses ont été plus strictes en matière de capacité d’assistants dans les temples que les dispositions officielles.

    En Uruguay, pays peu affecté par la Covid-19, le gouvernement n’a pris aucune mesure coercitive ni attentatoire à la liberté religieuse. C'est la Conférence des évêques qui a décidé unilatéralement de suspendre le culte catholique pendant deux semaines, une mesure quelque peu précipitée vu les dimensions des églises et le nombre restreint de fidèles présents aux offices. Cette mesure extrême aurait dû être prise en tenant compte des principes d’adéquation et de proportionnalité face au conflit entre le droit à la santé et le droit à la liberté religieuse.

    Au Mexique les offices de la Semaine Sainte n’ont pas été célébrés par prudence le la hiérarchie catholique. Ce silence complaisant peut s’expliquer par la crainte d’être accusé de négligence si des cas de coronavirus se déclenchaient à l’occasion des célébrations liturgiques, soit par le souhait d’adopter un « profil bas » en raison des problèmes de pédophilie ayant défrayé la chronique, soit du fait d’un très large consensus de la population quant aux mesures prises par les autorités politiques comme au Canada, soit par une certaine frilosité. Au Chili, les restrictions ont été acceptées sans la moindre critique par l’immense majorité des organismes religieux

     

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    En conclusion, dans le domaine des delicta graviora, certains sanctions prises par des évêques se sont avérées nettement illégales et hors de proportion avec les faits, voir l’absence même de délit et d’accusation. Elles frappent par leur sévérité et, parfois, l’obstination de l’ordinaire à vouloir exclure son clerc à tout prix de l’état clérical.  Par ailleurs, les autorités ecclésiastiques, il faut bien le constater pour ce qui est de la résistance au coronavirus, se sont souvent comportées de façon analogue aux autorités civiles. Autrement dit, elles ont parfois sur-réagi. Cela signifie des réactions s’affranchissant du droit et, par suite, lésant les droits des individus et entachant leur réputation, dans une mesure sans doute plus limitée. Mais nous trouvons irrationalité identique, illégalité identique, ignorance identique des droits fondamentaux des personnes et des fidèles.

    Nous assistons à une régression inquiétante du droit dans le monde. Le respect de la bonne réputation des individus ne semble pas être une préoccupation majeure. La plupart des autorités publiques se sont allégrement exonérées des règles juridiques pour prendre des mesures ne relevant pas de leur compétence. Et, la plupart du temps, confessions religieuses et population ont suivi sans se poser de questions. Ceci est grave.

    Ce recul du droit se constate aussi dans l’Église. Les pouvoirs exorbitants du droit commun que la Congrégation pour la doctrine de la foi s’est attribuées en matière de delicta graviora en est un exemple des plus significatifs. Le qualificatif dit bien ce qu’il veut dire. Les quelques exemples de décisions épiscopales auxquelles nous avons fait allusion témoignent de cette dérive. Le maintien du canon 1399 du livre VI du Code sur les sanctions dans l’Église, canon que nous n’hésiterons pas à qualifier « d’inique », continue d’écarter l’Église du speculum iustitiæ qu’elle se doit d’être.

    Ce constat peut-être un tant soit peu négatif montre tout l’intérêt de la thématique du présent Colloque sur la réparation de l’injustice et de l’apport des autres communications. Espérons du moins que le tribunal pénal national, dont la création a été proposée par la conférence des évêques de France et approuvée tout récemment par le Saint-Siège, permettra de redresser un peu la situation et de mettre plus de légalité dans les rapports intra-ecclésiaux.

     

    [1] Munich, le 3 mai 1987.

    [2] Ludwig Feuerbach, Sämmtliche Werke, t. 8, p. 29.

    [3] Cf. D. Le Tourneau, « Le canon 220 et les droits fondamentaux à la bonne réputation et à l’intimité », Ius Ecclesiae 25 (2013), p. 641-662.

    [4] Nous nous inspirons ici de Gregory J. Zubacz, J.C.D., Le secret sacramentel et le droit canadien, Montréal, Wilson & Lafleur, coll. Gratianus, 2010.

    [5] Cf. Zuback, Le secret sacramentel et le droit canadien, op. cit., p. 164-165.

    [6] Cf. aussi Portugal 1940, art. XII ; Espagne 1953, art. XVI.7 et Espagne 1976, art. II.3) ; République Dominicaine 1954, art. XI.1 ; Italie 1984, art. 4.4 ; Saxe-Anhalt 1998, art. 1 (3) ; Brandebourg 2003, art. 9 ; Brême 2003, art. 9 ; Hambourg 2005, art. 9 ; Schleswig-Holstein 2009, art. 9 ; Timor Oriental 2015, art. 20.2.

    [7] Cf. D. Le Tourneau, La politique concordataire du Saint-Siège, Paris, 2020.

    [8] Bulletin Officiel de la Conférence des évêques de France n° 38, 28 janvier 1986, p. 451.

    [9] Réponse du 16 juin 1998, promulguée le 1er septembre 1998.

    [10] Un des effets de l’ascendant de Jeanne d'Arc sur les capitaines rangés sous ses ordres a été qu’ils cessent de blasphémer. Cf. P.-R. Ambrogi-D. Le Tourneau, « Blasphème », Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d'Arc, Paris, 2017, p. 206.

    [11] Le blasphème, sous la direction de Ludovic Danto et Cédric Burgun, Paris-Perpignan, Artège-Lethielleux, 2020.

    [12] Le blasphème, op. cit., p. 94.

    [13] Cf. G. Paolo Montini, « Il principio di proporzionalità nei provvedimenti di sospensione dall’esercizio del ministero sacerdotale secondo la giurisprudenza della Segnatura Apostolica », Periodica 109 (2020), p. 313-364.

    [14] 2 Co 2, 15.

    [15] L’on verra notre communication au 55e Congrès annuel de la Société Canadienne de Droit Canonique, « Les droits fondamentaux du canon 213 CIC (c. 16 CCEO) à l’épreuve de la Covid-19 », en instance de publication dans la Revue Forum Canonicum.

    [16] Jean-Paul II, enc. Redemptor hominis, 4 mars 1879, n° 20.

    [17] Jean-Paul II, Homélie pour des jeunes de Dublin, Castel Gandolfo, 20 août 1980.

    [18] Cf. O. Échappé, « Le Conseil d’État, la liberté de culte et le confinement », L’Église en état d’urgence. Droit canonique et gestion de la pandémie de la Covid-19, sous la direction de L. Danto et C. Burgun, Paris, Cerf, Patrimoines, 2021, p. 130-149.

    [19] C. Burgun, « Crise sanitaire et présence virtuelle de l’Église », L’Église en état d’urgence…, op. cit., p. 83.