Un de mes cousins, Louis Le Tourneau, a retrouvé de vieux papiers de famille et a pris la peine de transcrire le récit de voyages de mon arrière grand-père, Ernest Le Tourneau (1843-1917). On trouvera ci-dessous le premier de ces récits, rédigé sous la forme d’un journal.
VOYAGE de M. Ernest LE TOURNEAU
à POMPÉI et au VÉSUVE en 1866
Première ascension du Vésuve.
Naples, 22 mars. Je suis allé avec mes amis au Théâtre San Carlos entendre un nouvel opéra d’un nommé Mercadante, intitulé « Virginie ». La musique est assez médiocre ; il y a quelques motifs assez jolis, et voilà tout. Quant aux chanteurs, ils ne sont pas meilleurs que ceux de la France. La prima donna était assez bonne, mais elle était excessivement froide, ce qui gâte la situation dramatique de la pièce. Après cela, nous avons eu un ballet assez médiocre. L’architecture du théâtre me plaît beaucoup ; j’aime ce genre de décoration excessivement grandiose et à grand effet. La loge du Roi est d’un grand effet par sa position médiane et sa décoration originale ; une seule chose ne me plaît pas : le plafond, que j’ai trouvé excessivement inférieur, même mesquin pour la grandeur de la salle.
Nous avons fait jeudi dernier notre ascension du Vésuve. Nous sommes partis le matin de bonne heure, et avons visité la Villa Real et la Favorite de Portici. Ce sont de très belles propriétés avec des jardins magnifiques, remplis de citronniers, orangers et plantes exotiques. Pour l’architecture, elle est médiocre, comme tout ce qu’il y a ici.
Après cette visite, nous avons déjeuné et pris des chevaux pour commencer notre ascension. Nous avons quitté Portici à 2 heures, et nous étions à 5 heures au pied du nouveau cône. Là, nous avons laissé les chevaux et commencé notre ascension, qui a été très pénible. Après une heure de fatigue, nous étions au sommet. Alors, nous avons joui du plus beau panorama que j’aie jamais vu : devant nous s’étendait la mer avec les Iles de Procida, Ischia et Capri ; à notre droite, Naples et la Côte du Pausilippe ; à gauche, Castellammare, Pompéi, Sorrente et, derrière, les Monts Apennins, et les premières plaines de la Calabre. Nous avons attendu le coucher du soleil qui nous a procuré un plaisir sans égal. Toute cette mer se colore par les feux du soleil, passant du rouge vif au jaune et au bleu du ciel, et produisant une harmonie de tons, une douceur de coloris que la peinture ne peut atteindre que bien difficilement.
Là, nous sommes descendus dans le cratère, et montés sur la cheminée même du volcan. Nous avons vu le feu intérieur et respiré cet air sulfureux qui vous prend à la gorge, si l’on y reste trop longtemps. Cette vue du cratère est unique par les variétés de tons et de couleurs que l’on rencontre parmi ces pierres couvertes de fer, de cuivre, de soufre, et rejetées de l’intérieur de la terre.
Nous sommes ensuite redescendus assez rapidement, et nous nous sommes arrêtés en route pour boire du Lacryma-Christi, qui est vraiment un vin exquis.
De retour vers 10 heures à Portici, nous avons pris une barque qui nous amenait à destination vers 11 heures.
Vendredi, je suis allé à Pompéi, que j’ai visité consciencieusement pour la première fois. Le sentiment qu’on éprouve en entrant dans cette ville est d’abord pénible, puis ensuite, en quittant le siècle où nous vivons, et en se reportant au siècle d’Auguste, on est étonné de voir les rues désertes, et l’on s’attend toujours à voir apparaître les habitants revenant soit d‚une expédition guerrière, soit des jeux de l’amphithéâtre, que l’on entre bien dans les habitudes et la vie romaine, lorsque l’on voit ces habitations uniquement faites pour une vie agréable, qui devaient être très confortable ; car partout, l’on retrouve l’usage des jets d’eau si nécessaires dans les pays chauds.
Je suis étonné et ravi de voir par mes yeux et de pouvoir disserter, sur les lieux mêmes, des hypothèses faites en écrivant la vie drun Romain sous le siècle drAuguste.
Hier, nous sommes allés à Castellammare ; c’est un pays bien beau, et surtout admirablement situé. Nous nous sommes promenés sous les orangers et les citronniers chargés de fleurs et de fruits. C’est vraiment ravissant. Nous avons fait une excursion sur la hauteur et descendus par un ravin de toute beauté. Naturellement, le torrent était à sec, mais le site avait conservé son aspect agreste et même riant par la puissante végétation qui couvrait ses bords : orangers, citronniers, aloès, toutes ces plantes inconnues de nous poussent et ornent les moindres petites collines de ce délicieux paradis.
3 mai. Cette ville romaine m’a offert tant de belles choses et tant à étudier que je n’ai pu résister à l’attrait d’y passer quelques jours.
J’ai vu Paestum et sans brigands ; c’est un pays moins désert que je me l’étais figuré ; il est vrai que de temps à autre l’on rencontre des terrains incultes, mais généralement, les eaux marécageuses ont disparu, du moins le long de la route. Quant aux brigands, je n’en ai aperçu aucun.
La route est assez bonne, et le trajet se fait en quatre heures. Les temples de Paestum sont quelque chose d’admirable. C’est imposant, grandiose, et tout cela avec une simplicité étonnante. La ligne est d’une pureté incroyable : c’est vraiment l’apogée de l’art, et devant ces ruines on comprend et on reconnaît la supériorité du génie grec sur celui des Romains. Le temple de Neptune, qui est le plus grand et le mieux conservé est d’un effet saisissant, l’intérieur ou cella est admirable de proportions. Ce qui est surtout magnifique est le ton doré que la pierre a pris sous l’action du soleil. C’est une chose dont nous, habitants du nord, habitués à voir nos monuments noirs, par le temps et la pluie, ne pouvons nous faire une idée sans l’avoir vu.
Ce temple est plutôt grandiose, imposant que gracieux ; pourtant quand on l’étudie, on reconnaît une certaine grâce alliée à de la force dans le galbe des colonnes et la pureté des profils, mais une chose m’a fait beaucoup de peine, c’est le peu de soins avec lesquels est faite la construction proprement dite. Pour n’en donner qu’un exemple, les triglyphes sont coupés par un joint, ce qui est une chose extraordinaire chez les Grecs, plus soigneux dans leur construction que les Romains.
Le temple de Cérès, plus petit, est moins remarquable : il est d’un style beaucoup moins correct : les colonnes sont d’un galbe étrange et même désagréable ; les chapiteaux sont lourds et hors de proportions. Cependant, l’ensemble est encore satisfaisant.
La Basilique est conçue dans le même style, la disposition est assez remarquable. Le paysage et la campagne sont ravissants dans ce pays de soleil qui donne à tout cela une teinte et une couleur particulières que l’on ne saurait définir. C’est lumineux, brillant de ton, et en même temps doux et agréable à l’œil, c’est ravissant.
Pompéi est une mine où l’on ne saurait trop miser ; mais malheureusement le temps manque pour faire et étudier tout ce que l’on voudrait. Il faudrait des jours là où on ne peut passer que des heures. J’ai passé quatre jours à Pompéi et je les ai employés à étudier la construction et l‚ornementation des anciens. Il est malheureux qu’à Pompéi la décadence se fasse déjà sentir ; on trouve bien souvent des choses de mauvais goût qui prouvent qu’à toutes les époques il y a eu du bon et du mauvais. Je n’ai point fait de restauration parce que je n’avais pas le temps et que les instruments nécessaires me manquaient.
Pendant ces quatre jours, je me suis promené seul dans Pompéi sans gardien, livré à moi-même et, parfois je me sentais reporté à une époque antérieure, je voyais ces rues animées, ces maisons habitées, la ville se réveillait pour moi. Quels beaux souvenirs ! Je me sens heureux maintenant de connaître un peu l’antiquité. J’ai vu Pompéi par le clair de lune, ce qui est un spectacle magnifique. La ville ne paraît plus morte : les ruines ne se distinguent plus, tout se noie dans une douce pénombre : la ville paraît endormie, et l’on s’étonne de ne pas entendre le bruit des passants attardés. J’ai visité Pompéi, et je crois qu’il n’y a pas de maison où je ne sois entré. J’en rapporte une connaissance assez parfaite, ce qui me permettra de mieux comprendre la Rome antique.
Je vis tout à fait à l’italienne : nous sommes deux à avoir pris pension chez un vieil Italien ; la nourriture est assez bonne somme toute, on est heureux dans ce pays. Tous les soirs après notre dîner, les habitants du pays viennent danser la tarentelle et jouer de la guitare ; ce qui ne manque pas de charme. C’est vraiment poétique de voir ces belles filles danser pieds nus, éclairées par la lune. Le temps est toujours beau, sauf un peu de pluie hier. Nous mangeons en plein air et, tous les jours, nous avons des oranges, des petits pois, des cerises, etc.
(à suivre…)
Pour mieux comprendre ce texte :
L’auteur : Ernest Le Tourneau (1843-1917) était architecte. Il avait vingt-trois ans lors de son voyage en Italie, et en a rapporté de nombreux dessins et/ou aquarelles.
Il a épousé en premières noces, au début de 1870, une jeune femme qui lui a donné un fils né au début de 1871. Il s’est remarié, probablement en 1873, avec Blanche-Laure Giraud (1850-1941). Ils eurent deux garçons, Marcel (1874-1912) et Fernand (1875-1959).
Marcel Le Tourneau, architecte comme son père, a épousé Marie Grouvelle (1883-1969), ils ont eu un enfant, Jean-Jacques, né en 1908, ingénieur des mines, ayant fait carrière à Saint-Gobain, lequel a épousé Geneviève Barbe-Abeille. Ils ont eu sept enfants, six garçons puis une fille.
Fernand Le Tourneau (1875-1959), chef d’entreprise (PMI), a épousé Madeleine Richard (1883-1952) ; ils ont eu trois garçons.
Le contexte historique :
En France, c’est le Second Empire (Napoléon III), avec un développement économique sans précédent.
En Italie, c’est la construction de l’unité italienne, qui s’est faite par à-coups, souvent guerriers, de 1859 à 1924, à partir du Piémont. Napoléon III apporta, dans ses débuts, une aide décisive. Depuis 1860, le Piémont, la Sardaigne, la Lombardie, l’Émilie, la Toscane, les Marches, l’Ombrie, les Abruzzes, la Campanie, les Pouilles, le Basilicate, la Calabre et la Sicile sont unis. En mars 1861, le royaume d’Italie a été proclamé sous l’égide de la Maison de Savoie. Seuls le Latium (reste des États de l’Église), la Vénétie et l’Istrie (Autriche-Hongrie) sont encore en d‚autres mains. En 1866, la défaite autrichienne devant la Prusse à Sadowa permet à l’Italie d’annexer la Vénétie. Ce sont les préparatifs de cette guerre qui sont évoqués par Ernest Le Tourneau.
Un opéra « Virginia » a été effectivement composé par Saverio Mercadante (et non Vercandanti, comme écrit dans le document transcrit ci-dessus) (1795-1870), lequel a écrit 70 opéras !
Le Vésuve a enseveli Herculanum et Pompéi en 79 après Jésus-Christ. Il y eut 11 périodes éruptives entre 1712 et 1872, et il sommeille depuis 1944. Il a eu une éruption en 1861, puis une autre en 1872, plus importante (20 morts).
Voyage - Page 3
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Voyage à Pompéi et au Vésuve en 1886
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Mosaïques de Saint-Démétrius (Istanboul)
Les mosaïques de Saint-Démétrius de Thessalonique sont connues grâce aux travaux entrepris par mon grand-père, Marcel Le Tourneau (1874-1912), à qui le ministère de l’Instruction publique avait confié la mission d’étudier les monuments byzantins de Salonique, au printemps 1907.
« Les mosaïques de Saint-Démétrius de Salonique, explique Marcel Le Tourneau, forment deux séries distinctes […]. Les unes décorent le mur au-dessus des arcades de la colonnade qui sépare les deux collatéraux de gauche et on peut y joindre une image isolée qui a été retrouvée dans le collatéral de droite. Les autres occupent les faces des deux piliers placés à droite et à gauche de l’entrée de l’abside et elles y semblent accrochées comme de véritables icones. » De la première série, l’auteur relève qu’elle « diffère absolument dans sa conception générale des autres décorations de mosaïque actuellement connues et elle constitue par là un monument à peu près unique ». Les images de l’une et l’autre série semblent être des images votives.
Comme remarque générale, « l’inventeur » de ces mosaïques note « l’art très savant qui a réglé l’ordonnance générale de la décoration et distribue les valeurs avec une science consommée de la polychromie ».
Marcel Le Tourneau donne le résultat de ses découvertes dans une publication de la Fondation Eugène Piot, Les mosaïques de Saint-Démétrius de Salonique par Ch. DIEHL et M. LE TOURNEAU, Extrait des Monuments et Mémoires publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Deuxième fascicule du Tome XVIII), Paris, Ernest Leroux, Éditeur, 1911, avec six planches. -
Voyage à Khinsasa
Le mal d'Afrique est un mal dont on ne meurt pas
Mais il est rare que ceux qui portent leurs pas
Sur ce grand continent piriforme y échappent :
C'est fièvre d'amour qui fermement vous attrape.
C’est irrationnel, et un peu incontrôlé,
L'étranger ne se laisse certes pas enjôler,
Non, il est plutôt embobeliné, séduit
Par des sortes d'effluves dont il est comme enduit.
Au Congo, Kinshasa, la grande métropole,
Elle aussi de colline en colline cajole
Le nouveau venu, quel qu'il soit, et le mignote,
Fait pression sur son cœur, puis après le grignote.
L'explorateur Stanley John fonda cette ville
Pensant au roi, il la nomma Léopoldville,
Hommage à qui créa pour une coloniale
L'Association africaine internationale.
Le majestueux Congo s'étale et prend ses aises
Puis chute d’un seul coup, rappelant le Zambèze.
Il forme à Kinshasa le seul Malebo Pool
Large de bien trente kilomètres et s'écoule
Vers Matadi, où il est agité soudain.
Par ses rapides il file non sans dédain,
Tandis que dans les rues des foules de kinois
Déambulent toujours avec leur gai minois.
Ils vont, ils viennent sur des artères de sable
Entre des palissades d'où n'émerge aucun gable.
Ils gravissent les pentes, et puis en redescendent
En colonnes sans fin qui de partout serpentent.
Qu'importe s'il n'y a plus aucun lampadaire,
Si les lampes à huile donnent un drôle d'air
À la ville, où la nuit est tombée de bonne heure,
Sa latitude étant à peu près l'équateur ?
Qu'importe tout ce qui manque à l'occidental ?
Il est pris, quoi qu'il veuille, c'est tout sentimental,
Par l'atmosphère ambiante et puis par l'air du temps,
Par l'humus africain et par ses habitants. -
vacances à Las Vegas
Devant quel dieu faudra-t-il s’immoler un jour ?
Celui de Las Vegas qui habille de fièvre
Ces hommes qui, en automates, nuit et jour
Vivent en attendant un idéal aussi mièvre ?
L’attente d’un gain, dans l’espérance fiévreuse
Prolongée au-delà du simple supportable.
Attente qui de jour en jour un peu plus creuse
Des visages qui sont loin d’être charitables.
Il faut avoir vu ces regards pleins de détresse,
De cadavres vivants déjà dans leur linceul,
Pour saisir qu’en dépit de l’inconstante presse
Devant sa table de jeu chacun est bien seul.
Il faut avoir croisé tel ou tel de ces gars
Aiguillonné tantôt par un modique gain
Devant sa machine à sou, avide et hagard,
Haletant, à l’affût d’un éventuel regain.
Il faut avoir senti toute l’inanité
D’un comportement que seulement la passion
Commande et qu’accompagne un brin de vanité
Forçant, corps et biens, à la dilapidation.
Ils sont tristes à voir tous ces pauvres minets,
Qui rôdent incertains, et dont la pauvre allure
S’est flétrie au contact de vils estaminets
Et a perdu du même coup toute sa parure.
Tout à l’heure, il faudra bien imposer un terme
À l’envie tenace et pourtant insatisfaite
Qui oblige de jour en jour à parier ferme,
Enjeu funeste qui annonce la défaite.
Las Vegas, où le vice du gain facile est roi,
Las Vegas éclairée par des millions d’ampoules,
Tu ne livres pas la paix mais le désarroi,
Tu te découvres ogresse, et non pas mère poule.
Malheur, ô engendreuse de rude perdition
Qui colle sur l’âme une effroyable noirceur.
L’homme a vite oublié qu’il devra reddition
D’une vie de ripailles, lui le pauvre noceur.
Malheur, ô enjôleuse de rude perdition
Qui plonge l’âme dans une étrange laideur.
L’homme a vite oublié de faire sécession,
Sa vie de rimailleur, d’avoir été plaideur.
Malheur, ô envoûteuse de rude perdition
Qui endort l’âme d’une impayable torpeur.
L’homme a vite oublié de poser condition :
Sa vie de ricaneur, il n’en a point la peur.
Tu trimballes partout ta une richesse insolente.
On te sent satisfaite de cet indécent luxe.
L’homme que tu séduis garde l’âme dolente.
Ton emprise l’empêche d'amorcer un reflux.
Tu t’enorgueillis de ta richesse insolente.
On te sent minaudant de lumière et d’ors.
L’homme que tu séduis garde l’âme violente
Ton emprise l’empêche d’éprouver du remords.
Tu fais la fière de ta richesse insolente.
On te sent prétentieuse dans tes petits décors.
L’homme que tu séduis garde l’âme latente.
Ton emprise l’empêche de vivre dans son corps.
Que se déchaînent sur toi les foudres du ciel.
Qu’elles triturent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, un arc-en-ciel.
De semblable spectacle, on ne peut que s’éprendre
Que s’abattent sur toi les foudres de mon ciel.
Qu’elles malaxent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, un gratte-ciel.
Sur semblable spectacle, on ne peut que s’étendre
Que se déversent sur toi les foudres du ciel.
Qu’elles réduisent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, si essentiel.
Et semblable spectacle, seul peut le comprendre
L’âme qui par le vice ne se laisse corrompre.
Lassée du tintamarre de toutes les nations,
De paix, de pureté, elle bat à tout rompre,
Et elle entreprend une céleste élévation
Fuyant à tout jamais les fastes inutiles
Qui contre elle ont ourdi tant de conspirations.
Dégagée de tous les lest et fardeaux futiles,
Elle suit du mérite final l’aspiration.
À quel Dieu s’immoler, cela elle le sait.
Ce n’est pas au veau que tout Las Vegas adore.
Son Amour, on peut dire qu’elle en a fait l’essai
Et il ne trompe pas, il vaut plus que tout l’or. -
Un voyage en Corse
Un de mes cousins, Louis Le Tourneau, a retrouvé de vieux papiers de famille et a pris la peine de transcrire un récit de voyage rédigé par mon arrière grand-oncle, Fernand Le Tourneau (1875-1959).
SÉJOUR à BASTIA et TOUR du CAP CORSE par M. et Mme Le Tourneau, Mai 1909
Dimanche après-midi, nous sommes allés nous promener dans la ville, et sur la côte, où le tramway nous a amenés à trois kilomètres pour 0.20 [francs]. Le tramway est un petit break de 6, où l’on a la prétention de faire tenir jusqu’à 10 personnes, du même modèle que les fiacres de la ville.
Vers 6 heures, sur la Place Saint-Nicolas, nous nous sommes assis pour regarder passer le beau monde de Bastia, toilettes très claires, toutes jeunes filles à la poitrine déjà opulente et sans corset, amours de petits enfants très bien habillés.
Après dîner, nous fûmes au Théâtre, qui est tout un poème : les premières coûtent 1.50 chaque, ce qui n’est pas cher, mais presque personne ; davantage aux places bon marché, pas mal de militaires. Ils estiment n’avoir pas besoin de sortir pour se soulager, et que les corridors sont faits tout exprès pour cela, de sorte que la salle empuante, et de telle façon que même en se bouchant le nez et respirant par la bouche, on ne peut y échapper.
Deux actes ainsi parfumés et mal joués — que peuvent manger les pauvres cabots ? — nous ont suffi, et à 10 heures, nous étions rentrés.
Départ lundi à 8 heures pour le tour du Cap Corse. Nous allons déjeuner à Macinaggio, à l’extrémité orientale du Cap. La route suit la mer ; la côte est presque droite ; il y a une succession de petits caps, derrière lesquels se dressent les montagnes du massif central. De temps en temps, un petit cours d’eau et quelques maisons : c’est la « marine » d’une commune, dont les villages sont éparpillés aux flancs des montagnes. Chaque vallée forme comme un éventail dont la tige aboutit à la mer, tandis que la partie dépliée est à l’intérieur, et les montagnes, par contre, étroites au départ à la chaîne centrale, s’élargissent en approchant de la mer.
Après déjeuner, nous partons par une chaleur assez forte pour passer du versant oriental au versant occidental, en contournant à grande hauteur le nord du Cap. Région presque inhabitée, maquis très maigre. Le temps s’est malheureusement couvert, et du col de la Lena (361 mètres) nous ne voyons que les profondes découpures de la côte occidentale. Les nuages nous cachent le Cinto et ses neiges. Nous descendons en contournant la côte jusqu’à Morsiglia, où nous devons dîner et coucher. Nous faisons un tour dans le village, qui domine la mer de très haut : très différent d‚aspect des villages de l’intérieur de l’île. On ne rencontre pas d’hommes à fainéanter, ni de cochons à vagabonder sur la route ; il ne dégage pas l’odeur de Corte, et les enfants, comme les champs, sont propres et bien tenus. La terre est cultivée tout autour, retenue par des terrasses, jusqu’à la mer.
Nous nous asseyons au bord de la route, dans l’espérance d’un beau coucher de soleil, mais il se couche dans les nuages, et nous rentrons faire dans cette auberge de peu d’apparence le meilleur dîner de notre voyage : potage, langouste, poissons frits, petits pois au lard, sanglier, raisiné [confiture que l’on fait avec du jus de raisin et d’autres fruits], brocchio aux œufs, sorte de crème renversée, le tout arrosé de vin blanc de l’année, et de vin fin, récolté et soigné par l’aubergiste depuis 17 ans et qui était délicieux.
L’aubergiste nous servit, la serviette sous le bras, et nous conta des détails sur le pays. La langouste s’y vend maintenant 22 ou 24 sous la livre, alors qu’il y a vingt ans, elle n’en valait que quatre [un sou équivaut à 5 centimes de franc]. Le vin fin qu’il nous sert est le produit des meilleures vignes du pays, avant le phylloxéra. Les grappes, cueillies et triées, étaient mises à sécher au soleil avant d’être pressées, et on avait ainsi du vin naturel ayant jusqu’à 14, 15 et même 18° d‚alcool. Le vin était soutiré tous les ans de grands fûts dans de petits, puis dans des dames-jeannes et n’était bon à mettre en bouteilles qu’à la sixième année.
On chasse le sanglier toute l’année, et on en tue une soixantaine chaque année. Si un étranger désire chasser, tout le pays s’en met, et il arrive parfois qu’on tue deux ou trois bêtes dans la même battue, comme il arrive que l‚on ne tue rien. Les bêtes ne sont pas vendues, on les partage entre tous les chasseurs.
La côte est très poissonneuse ; les pêcheurs sont rentrés la nuit dernière avec environ 3000 kilos de poisson, et sont partis avec les mulets chargés pour en vendre dans tous les villages avoisinants.
Les chèvres sont dans la montagne et ne reviennent pour pâturer dans les maquis communaux que du 23 décembre au 23 mars.
Chambre très propre, blanchie à la chaux, lits de fer, serviettes-éponges, et, sur la toilette, savon et brosse à dents !!!
En nous éveillant, nous entendons les oiseaux : ceci est une nouveauté, car il n’y en a presque pas à l’intérieur de la Corse.
(à suivre…) -
Voyage en Italie en 1906 (suite)
Palerme, 19 février. Hier, nous avons visité les cathédrales dont l’extérieur, en un style tout à fait étrange, produit un effet étonnant de forteresse rendue plus séduisante à l’œil. L’intérieur est celui d’une grande église comme Saint-Sulpice.
Le Palais Royal, avec son bijou de Chapelle Palatine, malheureusement un peu trop sombre ; mais quelle somptuosité et quelle impression on aurait si on pouvait restituer une cérémonie religieuse avec les costumes du XIIème siècle.
La chambre du Roi Roger nous a fait aussi une étrange impression. C’est un somptueux cachot plutôt qu’une chambre.
L’ancienne église Saint-Jean, avec son petit cloître et toute sa flore exotique, est d’une poésie toute prenante ; quel joli coin ! Mais on regrette qu’il n’y ait que des murs.
La promenade à l’Acqua Santa et au village d’Arremelia [Arenella sur les cartes modernes] est agréable et permet de jouir de la Baie de Palerme du côté de Palerme. C’est bien de formes, un peu plus accentuées que les montagnes de Sorrente. Mais il y avait un peu trop de nuages et de brume en fin de journée.
La population vit dehors et les enfants vous accompagnent en bande, vous offrant leurs services, et demandant de la « moneta ». Leur voix est douce et leur physionomie généralement agréable de traits ; les hommes ont la voix gutturale. Les femmes ont des yeux superbes et une démarche pleine de noblesse. Mais on voit qu’il y a diversité de races et grand mélange de sang.
La ville est bien changée et améliorée, mais perd son cachet spécial : on a créé de grandes voies et tout un quartier neuf au pied du Monte Pellegrino. On rencontre encore dans la vieille ville tous les vicolos avec balcons et linges pendants qui donnent un cachet tout particulier et inconnu de nos pays.
Nous venons de visiter le Musée, qui est intéressant et contient des œuvres assez remarquables en peinture et sculpture, mais, sauf certaines ˛œuvres de Renaissance, ce ne sont pas les sommités de l’art.
Les églises de San Cataldo et de la Martorana sont intéressantes par leur disposition intérieure que l’on a restitué autant que possible, et leurs mosaïques, en partie anciennes ; mais ce sont de petites églises n’ayant pas les dimensions de nos sanctuaires actuels.
Dans la journée, nous sommes allés à la Villa Julia, à la promenade le long de la mer, d’où la vue est très belle sur la baie de Palerme, avec un bon éclairage des montagnes environnantes.
Girgenti [rebaptisée Agrigente en 1927], 22 février 1906. Nous sommes arrivés hier par la pluie battante, après avoir eu mauvais temps pendant une partie de notre route de Palerme ici.
Le trajet a été rendu désagréable par le transbordement de 500 mètres à pied sous la pluie, par suite d’un affaissement de la voie.
La route n’offre pas toutes les beautés dont on nous avait parlé. Il y a de beaux points de vue avec la mer et de hautes montagnes couvertes de neige, mais le paysage finit par être le même, surtout dans la traversée de la Sicile. Cependant, il y a de la grandeur et de la noblesse dans les lignes de montagnes que l‚on contourne.
L’arrivée à Girgenti produit une grande impression, avec ses horizons de montagnes couvertes de neige et ses premiers plans fortement vallonnés, et presque partout cultivés. La ville est curieuse mais n’offre rien de particulier ; les églises sont sans intérêt, et les quelques édifices que l‚on trouve sont d’un style médiocre.
Mais quelle joie et quelle satisfaction à la vue des temples antiques ! Leurs belles proportions et leurs lignes si pures étant si sévères, produisent un si prodigieux effet avec tant de simplicité.
Quelle devrait être l‚impression si l’on pouvait restituer les édifices qui entouraient ces temples, les habitants, etc.
Le Temple de la Concorde permet d’imaginer ce que pouvaient être ces cérémonies. Mais quelle était la décoration intérieure ? Rien ne peut nous aider dans une restitution.
Le Musée offre de l’intérêt par de superbes vases grecs, un magnifique sarcophage orné de triglyphes en marbre blanc, un torse de jeune homme d’une beauté et d’une exécution parfaites.
La situation de cette ville antique était superbe et fait comprendre combien elle était enviée par les peuples qui se disputaient la Sicile.
Les amandiers sont tous en fleurs, les blés sont verts, et toutes les fleurs des champs s’épanouissent au milieu des roches et des débris antiques. Aussi la campagne est séduisante, surtout en songeant à nos arbres sans feuilles. Autour de Palerme, on voit une quantité de citronniers, remplacés ici par des amandiers.
(à suivre…) -
Voyage en Italie (suite 5)
13 mars. Nous avons passé la journée dans les ruines de la vieille Rome, le matin au Forum, l’après-midi au Palatin et au Colisée. Que de changements : le Forum, découvert de l’Arc de Septime Sévère à l’Arc de Titus, on suit la Voie sacrée, bordée de temples et de ruines de toute sorte, et personne ne passe plus là où nous avons vu voitures, bêtes et gens circuler sur une route poussiéreuse au milieu de l’herbe. On ne peut se figurer l’entassement de monuments, de ruines, de débris de toute sorte, et, malgré les souvenirs classiques, on a peine à se retrouver au milieu de toutes ces constructions ruinées.
Au Palatin, on a presque tout mis au jour : Palais de Caracalla, des Flaviens, de Septime Sévère, de Livie, où l’on voit des peintures plus belles que celles de Pompéi, dont le fini, le modelé étonnent.
Au milieu du Palais de Septime Sévère se trouve un cirque de plus de 150 mètres de long, entouré de portiques ; la loge impériale existe encore avec sa voûte ornée de caissons ; c’est fabuleux de proportions, et tout a été découvert depuis 1866.
Aussi suis-je bien heureux d’être revenu à Rome, qui, gâtée dans certaines parties, est encore plus intéressante dans ses parties anciennes.
Le Colisée a été débarrassé de son ridicule Chemin de Croix ; il produit toujours le même effet de construction colossale.
14 mars. Je suis allé à Saint-Paul-hors-les-murs et ai erré dans la Ville, pendant que Blanche était à Tivoli. Je lui passe la parole : « La visite de Tivoli est maintenant presque toujours précédée par celle de la Villa d’Hadrien que l’on a dégagée il y a trente ans, et qui est à quatre kilomètres avant Tivoli.
Hadrien avait réuni là théâtres, thermes, naumachies, stades, école de philosophes, habitation, temple égyptien, etc. Ce sont des restes très importants au milieu d’un parc d’oliviers et de grands cyprès. La visite en est extrêmement intéressante, bien que tous les marbres aient été enlevés et mis dans les musées.
À Tivoli, je suis allée sous la pluie aux Cascades et au Temple de Vesta. C’est un paysage charmant, et j’en suis revenue enchantée ».
15 mars. Nous avons, par un temps superbe, passé une journée charmante, le matin à la Villa Borghèse, devenue la Villa Umberto. Les ombrages, les perspectives, les pièces d’eau sont des plus heureux.
Rachetée par la Ville après la déconfiture des Borghèse, elle est devenue le Bois de Boulogne d’ici, en conservant tous ces beaux restes des demeures de neveux des Papes.
De là au Pincio, l’ancienne promenade romaine, où j’avais rêvé quand j‚avais 23 ans et attrapé les fièvres pour m’être attardé dans mes rêves.
Après avoir descendu l’escalier de la Trinité des Monts pour arriver à la Place d’Espagne, et avoir déjeuné dans un excellent restaurant italien, nous sommes allés à Sainte-Marie-Majeure et à San-Lorenzo-hors-les-murs, pour revenir au Quirinal et à la Fontaine Trevi. Quel ravissement en face de ces œuvres vraiment remarquables : Sainte-Marie-Majeure par ses belles proportions et ses mosaïques, San-Lorenzo par ses superbes mosaïques byzantines, les seules de Rome, ses ambons ornés de dessins en mosaïques, ses colonnes de marbre blanc, couronnées de chapiteaux corinthiens, intacts, et par deux chapiteaux tout à fait uniques, représentant une armure romaine avec bouclier, et des Victoires aux angles.
Cette basilique a été restaurée par Pie IX qui y a son tombeau, fort simple d’ailleurs, mais dans une chapelle décorée de mosaïques superbes.
En rentrant, nous avons admiré la superbe fontaine Trevi, que l’on ne peut se lasser de voir, un des plus beaux chefs d’œuvre de l’architecture.
16 mars. Notre journée s’est passée à visiter Saint-Pierre, les musées du Vatican, Saint-Paul-hors-les-murs et les ruines sur le chemin. Le tombeau du Pape Léon XIII à Saint-Pierre est des plus simples, sarcophage en marbre blanc dans une niche au-dessus d'une porte, avec dessus un coussin sur lequel est posée la tiare. Ni figure, ni symbole.
Les Chambres de Raphaël sont toujours aussi impressionnantes par leur puissante et magnifique décoration. On les a restaurées et elles sont en bon état ; il n’en est pas de même des Loges, dont les superbes décorations, genre Pompéi, ont presque partout disparu. On a restauré les scènes de l’Ancien Testament, qui sont dans les voûtes, mais d’une coloration trop vive.
La Chapelle Sixtine n‚a pas changé non plus, quoique les fresques m’aient paru un peu noircies. La Chapelle de Nicolas V avec les fresques de Fra Angelico est un bijou.
Les musées d’art antique sont les plus riches que je connaisse, il y a là réunis des chefs d’œuvre incomparables, et on ne peut se lasser d’admirer les quatre merveilles du Belvédère.
En avant de Saint-Paul-hors-les-murs, on achève un superbe portique formant atrium orné de magnifiques colonnes de granit, avec bases et chapitaux corinthiens en marbre blanc ; la façade au-dessus du portique est décorée de mosaïques représentant le Père éternel, les Quatre docteurs, l’Agneau Pascal faisant couler les sources où les brebis viennent puiser les bonheurs célestes et peut-être terrestres.
On pense restaurer le cloître : il m’a ravi, plus que celui de Monreale, qui est dans le même style.
(à suivre…) -
Voyage en Italie (suite 4)
7 mars, temps couvert. Nous sommes allés au Musée [de Naples], dont nous avons revu les chefs d’œuvre, et avons parcouru la vieille ville, où j’ai retrouvé quelques marchands de cuisine en plein air, à la Porte Capuana, mais bien moins qu’autrefois.
Ensuite, visite de la Cathédrale, que je ne me rappelais pas. La nouvelle façade sera bien, lorsque les deux flèches seront achevées.
Que ce pays est donc beau !
9 mars. Le temps couvert nous a fait rester à Naples. Nous sommes allés au Campo Santo, fort curieux par toutes ces chapelles de confréries où l’on dépose les corps momifiés dans des caves, comme aux catacombes à Rome. Quelques-unes sont comme de petites églises ; il y en a aussi comme les nôtres et des monuments plus ou moins baroques.
Le jour, nous sommes allés dans les parties neuves de la ville, avec rues à angles droits, et à San Martino pour redescendre à Chiaja par les nouvelles voies en corniche. Nous avons eu la chance de rencontrer un quatuor ambulant, violon, violoncelle, flûte et clarinette qui ne jouait vraiment pas mal. Il y a eu un air populaire, repris en chœur par les auditeurs.
Pompéi, 10 mars. J’ai eu la joie de retrouver tout seul la maison que j’avais relevée en 1866. Je l’ai parcourue avec amour, car je retrouvais mon enfant, et ai admiré tout ce que j’avais dessiné il y a quarante ans. Mais aussi, j’ai éprouvé une vraie peine en voyant dans quel état de vétusté et de délabrement étaient toutes les peintures que je trouvais si vives et si bien conservées, lorsqu’on les découvrait devant moi. Dans ce qui était le jardin, il y a encore de ces grandes jarres, dans lesquelles j’avais recueilli du lait solidifié. Cette maison doit avoir été reconnue comme ayant un intérêt spécial, car elle a une inscription spéciale et est mentionnée au guide.
Nous avons eu un grand bonheur en revoyant cette ville si intéressante et curieuse. Mais le temps a fait son œuvre et une grande partie des peintures est altérée au point de ne plus être reconnaissable. Telles celles de la Maison de Faune et du Poète tragique.
Quel changement aussi dans ce petit coin : on y arrive en train ou tram électrique ; l’Hôtel Dieu est éclairé à l’électricité, et nous y avons bu d’excellent Lacryma-Christi.
Pompéi, 11 mars. Pendant que votre Maman montait au Vésuve, je suis allé flâner dans les ruines, évoquant mes souvenirs et ceux de ma jeunesse. J’étais d’autant plus heureux que j’étais seul, et que j’ai pu aller et venir sans rencontrer de forestieri.
Dans la journée, après 3 heures, votre Mère étant revenue, nous avons visité la Villa Diomède, la Voie des Tombeaux, la Maison du Faune et le Musée, où sont les moulages palpitants encore des angoisses de la mort.
Votre Mère dit : « Le temps était clair le matin ; j’en ai profité pour monter au Vésuve, évitant ainsi la caravane Cook, et y allant d’ici seule, avec une voiture, un cheval et un guide. Quelle déception en haut : des nuages partout, et après m’être fait haler sur le cône de cendres, il m’a été dit : voilà le cratère, vous le voyez fumer ; il n’est pas prudent d’aller plus loin, et il n’y a qu’à redescendre. En bas du cône, nous avons obliqué pour nous approcher d’une coulée de lave incandescente.
Le temps s’est éclairci lorsque j’étais dans la plaine. Il semble que cette époque de l’année n’est pas favorable aux ascensions. La prudence n’était pas exagérée ; il y a eu deux jets de pierres incandescentes comme nous commencions à descendre, et l’un des voyageurs a été blessé à l’endroit où nous devions aller.
La descente en déambulant dans la cendre était amusante, et les guides ne comprenaient pas que je préfère gagner la voiture à pied plutôt qu’endurer les secousses du cheval ».
Rome, 12 mars. En face de la Poste, installée dans le couvent où étaient en 1866 le mess des officiers et le Génie, j’ai retrouvé la maison où j’avais habité chez le commandant Maurice, maintenant Maison de Banque. Puis nous sommes allés à la Place du Peuple, qui n’a pas changé, avec ses fontaines, ses églises, et l’entrée du Pincio, puis au Palais Borghèse où il y a maintenant un marchand d’antiquités.
Par la via Repetta, nous sommes allés au Tibre, qui est maintenant bordé de hauts quais avec des ponts en fer, ce qui le fait ressembler à un canal d’eau jaune et sale ; puis nous sommes revenus à la Place Navone, où il n’y a plus une seule boutique ambulante, ni un seul mendiant. Nous sommes passés devant le Panthéon, qui est complètement dégagé et entouré de grilles pour protéger les restes de murs que l’on a trouvés derrière.
(à suivre…) -
Voyage en Italie (fin)
16 mars. Nous avons vu Saint-Jean-de-Latran et son musée, où il y a tant de choses superbes, la Voie Appienne, et, après déjeuner dans une osteria ayant vue sur la campagne romaine, nous sommes revenus par les Thermes de Caracalla.
La campagne de Rome n’existe plus : partout la culture a remplacé les monticules stériles d’autrefois, et tout ce désert est maintenant habité. C’est certainement bien préférable au point de vue humain, mais l’artiste n’en déplore pas moins le charme qu’il avait éprouvé en voyant, de la Porte de Saint-Jean, la campagne au lever du soleil.
17 mars. Prenant une voie qui menait à la Via Appia, nous avons recherché le Tombeau de Cecilius Metelle ; mais après avoir visité les sépultures des Scipions, nous nous sommes attardés pour déjeuner en plein air dans une osteria, avec, dans le fond, les montagnes de la Sabine, dont les cimes sont encore couvertes de neige.
Puis nous sommes revenus admirer les ruines imposantes des Thermes de Caracalla, que l’on a bien changées par les consolidations qu‚on y a faites, mais dont on a aussi déblayé des parties que j’avais vues encombrées de débris de toute sorte.
[Nous sommes] rentrés par le Forum de Trajan et l’église du Gesù.
Rome, 19 mars. Notre journée du dimanche s’est passée à visiter quelques églises, après avoir assisté à la messe au Gesù, toujours aussi mondain et aussi fréquenté ; nous avons entendu des chants grégoriens.
À 11 heures un quart, nous étions au Palais Farnèse à admirer la belle galerie peinte par les Carrache, qui est restée superbe, fraîche de coloris, et si harmonieuse de composition. Ce beau palais appartient à la France, qui y loge son ambassadeur.
Puis nous sommes allés au Trastevere, qui est bien changé : sur les hauteurs à travers les jardins de Saint-Onofrio, de la Villa Corsini et de Saint-Pierre-in-Montorio, jusqu’à la fontaine de l’Aqua Paula, on a créé un superbe jardin, avec de beaux arbres, palmiers et conifères, d’où l’on a la plus belle vue sur Rome, le Vatican, Saint-Pierre et la campagne.
Aujourd’hui, j’ai passé la journée à errer dans la ville, à revoir bien des coins où j’étais passé étant jeune, pendant que Blanche était à Albano.
C’est la fête de Saint Joseph ; aussi beaucoup de monde dans les églises, presque toutes les boutiques fermées, et toutes les trattoria populaires ornées de branches vertes, avec tentures aux couleurs pontificales et italiennes, et un tableau représentant Saint Joseph tenant l’Enfant dans ses bras. Et l’on fabrique des montagnes de beignets, que le peuple mange sur place ou emporte chez lui pour festoyer. C’est tout à fait local : c’est un vrai jour de fête : on se promène et on festoie.
Rome est transformée et beaucoup de monuments sont mis en valeur, et bien des quartiers sont assainis ; il n’y a plus que des coins où l’on retrouve les vicolos d’autrefois. L’artiste n’y trouve plus ce pittoresque qui le charmait : ainsi, la Place Navone a maintenant des trottoirs en bitume, des grilles autour des fontaines, des bancs en marbre et l’éclairage électrique.
Où sont les étalages de marchands de fruits, légumes, fleurs, les gens mangeant leur romaine, assis sur les vasques des fontaines, les femmes vendant leurs vieilles épingles en cuivre ; c’est maintenant une place qui n’a plus d’attrait que ses magnifiques fontaines. Ces beautés artistiques feront toujours de Rome une ville sans rivale.
Blanche prend la parole : Je suis enchantée de ma promenade à Albano et Nemi, pour laquelle le temps m’a favorisée. Je suis allée à pied d’Albano à Nemi par une route superbe, avec de très beaux points de vue sur la campagne et au milieu d’oliviers magnifiques ; j’ai trouvé le lac Nemi délicieux avec ses eaux bleu clair et les deux petites villes de Genzano et Nemi perchées sur les deux rives opposées.
J’ai poussé à pied jusqu’à Castelgandolfo, où j’ai repris le chemin de fer : la route domine le lac d’Albano et a des points de vue charmants.
Gênes, 21 mars. Nous sommes arrivés hier soir après onze heures de chemin de fer peu intéressant sur une grande partie. Le paysage autour de Pise et Massa est assez beau, avec des montagnes aux silhouettes découpées, en partie encore couvertes de neige ; on voit en certains endroits les carrières de marbre.
Nous sommes allés au Campo Santo, qui a étonné votre Mère par sa grandeur. Les monuments sont pour la plupart bien médiocres et d’une modernité bien déplorable. On souhaiterait plus de sobriété et dans la forme et dans l’exécution.
Ernest Le Tourneau -
Voyage en Italie en 1906
Un de mes cousins, Louis Le Tourneau, a retrouvé de vieux papiers de famille et a pris la peine de transcrire le récit de voyages de mon arrière grand-père, Ernest Le Tourneau (1843-1917). Après le récit d’un voyage à Pompéi et au Vésuve, en 1866, on trouvera ci-dessous un nouveau récit, rédigé sous la forme d’un journal. Il est intéressant de remarquer les différences quarante ans plus tard, d’autant que cette année en marque le centenaire.
VOYAGE de M. et de Mme Ernest LE TOURNEAU en Sicile, à Naples, à Pompéi, au Vésuve et à Rome, du 15 février au 21 mars 1906
15 février, à bord, de Gênes à Naples. Wagon bon et bien chauffé. Dehors, de la neige depuis Dijon, jusqu’à Gênes, avec un beau soleil la faisant briller pour la montée du Cenis ; puis, à la descente, un brouillard froid et gris venant voiler les plaines blanches et rendre le trajet ennuyeux jusqu’à Gênes.
Mercredi [14 février], visite de la ville et du port, par un temps froid et des ondées. Les palais ont un air de noblesse admirable. Nous en avons visité un, le Palais Palavicine, et nous avons été émerveillés du mouvement du port. Quelle différence avec Le Havre !
Les vieilles rues de Gênes, étroites et montantes, sont bien amusantes, surtout à la sortie des fabriques ou autres endroits de réunion, quand le peuple encombre les vicolos.
À 8 heures et demie, embarquement sur le Petoro, qui devait partir à 9 heures. Mais le chargement [ne s’est] terminé qu’à 4 heures du matin. Le bruit des grues, des gens et des caisses ou ballots ne favorisait pas le sommeil. Notre cabine est bonne, le déjeuner a été bon, vite servi, la mer est d’huile, et le soleil, peu à peu, est devenu brillant. Nous sommes assez près de la côte pour ne jamais la perdre de vue ; parfois même, on distingue toutes les maisons.
Il ne fait pas froid au soleil, et votre Père respire le bonheur, bonheur complet, car nous ne rattraperons pas notre retard, et n’arriverons à Naples que vers 3 heures au lieu du lever du jour.
M. Ernest Le Tourneau ajoute : Gênes a bien changé depuis mon premier séjour : larges voies, grandissimes maisons, comme à Paris, mais avec les beaux matériaux du pays et une diversité de styles amusante : romain, byzantin, gothique, moderne et grec. Tout se côtoie et se nuit un peu. Décidément, j’aime mon vieux Gênes.
Notre arrivée à Naples, vendredi 11 heures par un temps superbe, nous a permis de bien jouir de la vue de la baie, en rasant toute la côte depuis Misène.
Dans la journée, par un soleil superbe, nous sommes allés à San Miniato et revenus par le Corso Vittorio Emanuele. Nous sommes allés à Chiaja et avons visité l’aquarium, très intéressant. Mais que Naples a changé, et comme je suis loin de retrouver tout ce que j’avais vu. Ce n’est plus cette ville qui était si curieuse par ses vicolos, ses places populaires, et Santa Lucia avec ses osterias. Tout a disparu, mais c’est encore le pays de la lumière, et de la vie si vivante du midi, qui m’a toujours ravi.
Notre arrivée à Palerme à 7 heures nous a permis de voir l’entrée du port avec un demi soleil, car il y avait quelques nuages ; mais peu à peu le ciel s’est dégagé et nous venons de faire une agréable promenade, à voir des églises on ne peut plus tape-à-l’œil. Un marché en plein vent avec marchands de plats tout prêts à être mangés ; mais cette ville ne me paraît pas avoir le cachet de Naples. Les palais, maisons ou autres sont moins importants, et bien moins décoratifs : cela ne vaut pas les beaux palais de Gênes.
Les montagnes autour de Palerme sont couvertes de neige, et il est probable qu’il n’y a pas longtemps qu’elle est tombée. Les rues sont boueuses, et les habitants tout emmitouflés. Mais que de cris, et que les voix sont gutturales !
(à suivre…)