(suite du récit de voyage de Fernand Le Tourneau en Corse, en 1909)
Le lendemain au départ, temps couvert : nous voyons la côte et la mer, mais les montagnes du Cap sont dans les nuages, et aussi l’Ile [Rousse] que nous ne devrions pas perdre de vue.
La route suit la côte, qui est très découpée, contournant chaque golfe et chaque ravin, tantôt montant, tantôt descendant ; elle est parfois taillée dans le roc, qui descend à pic jusqu‚à la mer. Les roches sont blanches, vertes, noires, mais surtout vert clair, creusées par le vent et la pluie en forme de coupe, les maquis vont souvent jusqu‚à la mer, et les chênes verts sont nombreux, bien plus avancés ici qu’auprès d‚Ajaccio ; le feuillage nouveau a presque remplacé celui de l’an dernier. Des cultures en terrasses autour de chaque village.
Nous nous arrêtons pour déjeuner à la Marine d’Albo : quelques maisons de pierre, la Douane et l’auberge, dominées par la Tour génoise. Le téléphone annonçant notre venue n’est pas encore arrivé, et nous déjeunons de saucisson, œufs et poisson.
Après déjeuner, nous regardons les drôleries d’un perroquet, donné à l’aubergiste par son fils, marin au service de l’État. Il épuce un vieux qui doit être de ses amis, et lui becquette les yeux et la bouche. Il becquette aussi la bouche de la jeune servante, jolie fille aux beaux yeux et au joli teint, qui lui tend amoureusement les lèvres, les yeux mi-clos. À qui songe-t-elle ?
Nous allons voir emballer dans des sacs le poisson pêché la veille sur la côte de l’Ile Rousse, et séché au soleil pendant vingt-quatre heures : espèces d’anguilles de mer à peau tigrée, qu’ils appellent morenas [murènes ?]. Cela permet de les conserver et de les transporter plus loin.
Le temps s’était levé, et, soudain, en face de nous, au-dessus de la côte et des nuages qui la couvraient, très hautes, les montagnes toutes blanches, vite cachées à nouveau par les nuages. Quand le temps est tout à fait clair, ce doit être magnifique.
Nous passons à Nonza, perché sur un haut rocher à pic sur la mer, et, continuant à longer la côte, arrivons à Saint-Florent en même temps que la fraîcheur du soir. Promenade dans la ville, où la jetée sert de latrines, où les enfants chantent faux les cantiques à l’église, et où les petites filles chantent en français des rondes sur la promenade ombragée de platanes.
19 mai. Départ de bonne heure pour Bastia. La route monte le long d’une vallée bien arrosée, et même marécageuse par endroits. Beaux pâturages, beaux chênes verts, beaux oliviers. On passe en vue d’un village pittoresquement étagé au flanc du coteau, Oletta, puis on monte dans les châtaigneraies et les pâturages au col de San Stefano, d’où la vue est étendue sur les deux vallées et les deux mers. La route traverse en descendant le défilé du Lancone, très abrupt du côté de la route, le torrent dans le fond du ravin, très profond, le maquis couvrant les pentes du haut en bas, la vallée plus large, et la mer au fond du défilé. Descente sur la mer et sur Bastia par une route très cahoteuse, et un soleil très chaud.
Il fait très chaud ici ; nous avons repris notre chambre, relativement fraîche, et d’où l’on entend les hirondelles, et les sonneries trop fréquentes de l’église voisine.
Nous avons été satisfaits de notre séjour à Bastia, qui est pittoresque et animée. Nous avons seulement un peu souffert de la chaleur, et faisions la sieste après déjeuner jusqu’à 3 heures. Après, nous prenions une voiture ou un des trams qui sillonnent la ville, pour faire une promenade aux environs.
Jeudi, nous sommes allés aux grottes de Brando et à Erbalunga, à huit kilomètres de Bastia, sur la route du Cap. Les grottes sont à mi-hauteur, à flanc de coteau, d’accès très facile, avec escaliers bien aménagés. Elles se composent de deux salles, pas très grandes, dont les parois et les voûtes sont entièrement garnies de stalactites et de concrétions calcaires. L’éclairage est assez curieux : ce sont des bougies et des lampes à huile comme celles de Pompéi. Le gardien va en avant les allumer avant de commencer la visite.
Erbalunga, qui est à côté, est un petit village bâti sur un promontoire : du côté de la terre, où il y a peu de largeur, il y a la place et les cafés où l’on prenait l’apéritif, car c’était fête. Le lavoir couvert avec eau courante, et la Marine, où l’on était en train de mettre à l’eau les barques, tirées sur le sable avec des poulies. Après, il n‚y a plus qu’une ruelle centrale, et des maisons baignant de chaque côté dans la mer. De temps à autre, entre deux maisons, une descente à l’eau sur le roc. À l’extrémité, adossée à une maison, une tour génoise en ruine. Le village est aussi pittoresque de l’extérieur que de l’intérieur, et c’est un des plus jolis coins de Bastia. Près de l’église, il embaumait un mélange de roses et de citronniers.
Hier matin, promenade à pied de 5 heures un quart à 8 heures sur les collines qui avoisinent Bastia : soleil déjà chaud, et un peu de brume. Mais on passe par des sentiers à travers champs, montant, descendant, traversant un ruisseau à gué, longeant un vieux fort ruiné. Les haies sont couvertes de fleurs : roses, chèvrefeuilles, orangers, citronniers, fleurs du maquis. De la vue presque tout le temps.
L’après-midi, promenade en voiture du même genre, passant plus au nord, et montant plus haut. Nous sommes passés devant quelques bouchons [cabaret], où, l’été, les Bastiais viennent chercher un peu de fraîcheur, et avons fait le tour de Cardo, petit village pittoresquement juché sur un éperon de montagne, et en sommes descendus par une route défoncée par les charrois des carriers et des ardoises de mauvaise qualité, exploitées à flanc de coteau en bordure de la route. Quel chaos, et que de tournants brusques !
La vue est beaucoup plus nette que le matin, très étendue et très variée d’aspect. Nous voyons Bastia de très haut et sous toutes ses faces, et, peu à peu, les ombres s’allongent et gagnent Bastia, tandis que la mer et les bateaux sont encore tout éclairés.
La campagne est très bien cultivée : légumes, vignes, beaux oliviers. Dans le fond des vallées, bois ombreux et de l’eau qui sourd de tous côtés. Nombreuses chapelles funéraires, toujours situées à un endroit d’où la vue est belle.
Le cocher, qui est du pays mais a voyagé, y est rentré pour ne pas rester éloigné de sa mère. Les chevaux et la voiture sont à lui, et il se fait de bonnes journées, ayant gagné la veille 45 francs ; il est vrai que c’était fête, et qu’il a marché toute la journée. L’été, il va aux eaux d’Orezza, et gagne de 45 à 50 francs par jour à mener les baigneurs des hôtels aux eaux à 1 franc par tête et autant au retour. La vallée où sont les eaux est malsaine, et l’on habite dans les villages sur les hauteurs à une certaine distance. Il y a dans la région un bandit qui, il y a deux mois, a tué un brigadier et deux gendarmes et est activement recherché. Il y en a donc encore !!!
Les ouvriers agricoles gagnent de 2.25 à 2.50 par jour ; il est vrai que la vie est très bon marché : les petits pois se vendaient la veille au marché 0.05 le kilo, et, à la suite d’une pêche abondante, le poisson 0.20 la livre, les langoustes 0.75 la livre ; les fraises en saison valent 0.05 la livre, et les figues fraîches 0.05 les quarante, le vin naturel 0.30 le litre, et, quand la récolte est abondante, comme l’an dernier, certains propriétaires, faute de futailles pour le loger, le donnent pour rien à qui veut l’emporter. Une maison de sept pièces coûte 10 francs par mois de loyer.
* * *
Nota : une voiture, à l’époque, n’est pas une voiture automobile (celles-ci sont encore très rares), mais une voiture tirée par un ou deux chevaux et dirigée par un cocher ; c’est un taxi hippomobile.
Loisirs - Page 4
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Un voyage en Corse (suite et fin)
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Un voyage en Corse
Un de mes cousins, Louis Le Tourneau, a retrouvé de vieux papiers de famille et a pris la peine de transcrire un récit de voyage rédigé par mon arrière grand-oncle, Fernand Le Tourneau (1875-1959).
SÉJOUR à BASTIA et TOUR du CAP CORSE par M. et Mme Le Tourneau, Mai 1909
Dimanche après-midi, nous sommes allés nous promener dans la ville, et sur la côte, où le tramway nous a amenés à trois kilomètres pour 0.20 [francs]. Le tramway est un petit break de 6, où l’on a la prétention de faire tenir jusqu’à 10 personnes, du même modèle que les fiacres de la ville. (lire la suite) -
Voyage à Persépolis
Il est en Orient une ville très légendaire
Dont l’évocation frappe toujours l’imaginaire.
Elle est vieille de deux mille six cents ans
Et fut détruite par Alexandre le Grand.
Quant au motif de ce geste dévastateur,
Nul ne le sut jamais, un instinct prédateur
Devant néanmoins être exclu. Mais revenons
À Persépolis, car tel est son si beau nom.
Ville mythique que fonda Darius Ier
Qui n'hésita pas à puiser dans le grenier
Parmi les arts de son siècle les plus toniques :
Colonnes cannelées relevant de l'ordre ionique,
Et de la riche Égypte les salles hypostyles,
De Mésopotamie des frises dont le style
Grandiose et guerrier est présent à notre esprit
Pour l'avoir souvent vu reproduit ou décrit.
Ledit Darius fit percer un canal du Nil
À la Mer Rouge, pour recevoir du fournil
Le pain doré, des fruits divers et les barriques
Qu'il réglait avec sa monnaie, les dariques.
N'oublions pas qu'il fut battu à Marathon
Défaite que voulut venger son rejeton
Xerxès après Platées puis hélas Salamine,
Mycale enfin, dut faire une bien grise mine.
À Persépolis, il rehausse la splendeur
Des temples et remet plus encore à l'honneur
Les cohortes sans fin de ses vaillants soldats
Dont les faits d'arme sont pourtant sans grand éclat.
Quant à Artaxerxès, son fils, qui lui succède,
C'est par un bain de sang qu'à son trône il accède.
Il sait se montrer à l'occasion magnanime
Et même accueille le vainqueur de Salamine,
Thémistocle, sur le tard frappé d'ostracisme
À Athènes même, et, ignorant tout racisme,
Il accepte que ce qui reste d'Israël
Rentre à Jérusalem, s’y trouvant comme au ciel.
Persépolis connaît, sous son gouvernement,
Une floraison de parures, d'ornements.
Chez les Achéménides, elle apparaît vraiment
Comme étant la cité au meilleur agrément.
(Poème inédit) -
Chose entendue
Je me trouve un jour à la mairie de mon arrondissement pour une démarche administrative. Une dame est en train de remplir un formulaire à côté de moi. Arrive une autre dame qui la salue :
— "Bonjour, Madame."
— "Nous nous connaissons ?"
— "Je suis votre voisine d'en-dessous."
— "Ah bon ! J'espère que mes enfants ne vous dérangent pas trop."
— "Non."
Et la conversation en reste là. C'est l'anonymat des grandes villes et le manque d'intérêt pour les autres… Nous sommes loin de l'inviattion du Christ à nous aimer les uns les autres… -
Voyage à Lisbonne
Une conque ouverte en grand, tournée vers le large
Montre une perle au grand jour, vraie, étincelante,
La splendide parure de l'estuaire du Tage
Qu'Hélios à son zénith fait reluire éclatante.
L'antique Olisipo, municipe romain,
Servait d'escale vers les îles mythiques,
Oui les Cassérides, productrices d'étain,
Même pour les Ibères venus de la Bétique.
La civilisation arabe y imprima
Son caractère, gloire des califats jadis,
Encore visible dans le quartier d'Alama
Et Lisbonne devint un coin de paradis.
Aujourd’hui elle l’est encore,, assurément.
Ce n'est pas l'apport de l'époque médiévale,
Si présent dans les hauteurs, qui le dément.
Et sa splendeur par vagues vers l’océan dévale.
À cet endroit, le fleuve s'appelle mer de Paille
Il prit part aux combats des maures et des croisés
Et en accueillit une abondante tripaille
Qu'on pouvait oui-da la mesurer au toisé.
L'histoire à chaque époque remodèle les arts.
Voici le monastère dit des Jeronimos
Et la tour de Belém, manuéline, à l'écart
Puis l’infinie richesse de ses azulejos.
Au siècle des Lumières ici on aménage
La place du Commerce dedans la ville basse.
Elle sert de socle à ses différents étages
Dont la beauté bauté d’un lieu à l’autre se surpasse.
Ses habitants, aimables autant que travailleurs,
Ont su accommoder l’ancien et le moderne.
Fiers marins, ayant le regard tourné ailleurs,
Ils ont édifié une audacieuse poterne.
C'est le pont Vasco de Gama qui d'une rive
À l'autre enjambe, altier, le cours des eaux sereines.
L'imagination trop sollicitée dérive
Et couronne Lisbonne, faisant d’elle sa reine. -
bonnes vacances
À ceux qui partent à la montage… et aux autres, je dédie ce poème :
GLACIER
Dans cette masse blanche démesurée
Aux dimensions qui frisent le fantastique
Une vie souterraine reste emmurée
Dans nos régions tout comme dans l'Antarctique.
Le peuple de l'eau habitait ses cavernes
Et ses crevasses lançaient de sourds messages.
Des êtres cachés fréquentaient des tavernes
Se frayant dans la glace d'obscurs passages.
Les parois bleuies exsudaient des ruisseaux.
Ils sourdaient par millions, ouvrage inattendu
De la nature, scintillants vermisseaux
Reflétant le soleil d'un air entendu.
Des torrents s'étouffaient au fond des abîmes
Des cascades sabraient d’étonnantes failles
Les murs rigides mais vivants, et des cimes
Chutant en grondant y creusaient des entailles.
Les eaux profondes venaient à la surface
Tantôt timide sueur coulant des pores
De la glace, tantôt dans un volte-face
Vastes cataractes surgissant d'un port.
Derrière les jeux d'eau il y a la vie
Cachée du glacier. Des explosions lointaines
Indiquaient qu'on avait atteint le parvis
D'une cathédrale grave et souterraine.
De voûte en voûte l'écho marquait les chocs
D'une masse qui ignore le repos.
Des craquements prouvaient la tension des blocs
Leur dommage, soulèvement et dépôt.
De temps à autre un pan du glacier bougeait
Comme un homme qui remue dans son sommeil
L’irruption d'un songe l'ayant dérangé
Et suggéré on ne sait quelle merveille.
Le fracas des eaux, les jeux de la lumière
Créant une féerie toujours nouvelle
Sont l’invitation au for de ma chaumière
À tourner pas et regards vers l'Éternel. -
Mondial de football
Le 31 mai 1990, le pape Jean-Paul II a béni le stade olympique de Rome où devait dérouler le Mondial de football. Il a prononcé un discours sur le sens du sport, dont voici un extrait.
[…] Les diverses équipes seront appelées ces jours-ci à relever un défi d’autant plus exigeant : faire en sorte que chaque partie constitue un rendez-vous de loyauté, de détente et d’amitié. C’est là un engagement qui regarde non seulement les joueurs en compétition, mais tous les sportifs. En effet, la valeur de cette Coupe de football consiste fondamentalement dans le fait qu’elle offre l’occasion à beaucoup de gens, de cultures et de nationalités diverses, de rencontrer, de se connaître, de s’apprécier réciproquement et de se divertir ensemble, en rivalisant loyalement et dans un esprit de correcte émulation, sans céder à la tentation de l’individualisme et de la violence.
Le sport est certainement une des activités humaines les plus populaires ; il peut avoir une grande influence sur le comportement des gens, surtout des jeunes ; cependant, lui aussi est sujet à des risques et des ambiguïtés. Il doit donc être orienté, soutenu et guidé pour qu’il exprime ses potentialités de manière positive.
« Le sport est au service de l’homme, et non pas l’homme au service du sport », lit-on dans le Manifeste souscrit par de nombreux athlètes, précisément en ce stade, le 12 avril 1984, à l’occasion de leur jubilé international. « Le sport, poursuit le document, est joie de vivre, désir de s’exprimer en toute liberté, tension pour se réaliser soi-même complètement. Il est une confrontation loyale et généreuse, un lieu de rencontre, un lien de solidarité et d’amitié ».
Oui, outre la fête du sport, le « Mondial » de football peut devenir la fête de la solidarité entre les peuples. Mais cela présuppose que les compétitions soient envisagées pour ce qu’elles sont au fond : un jeu dans lequel le meilleur gagne et, en même temps, une occasion de dialogue, de compréhension, d’enrichissement humain réciproque.
Il faut donc identifier et éliminer les dangers qui menacent le sport moderne : de la recherche obsessionnelle du gain à la commercialisation de presque tous ses aspects, de la mise en scène excessive à l’exaspération combative et technicienne, du recours au dopage et autres formes de fraude à la violence.
Ce n’est qu’en retrouvant de manière efficace son but et ses potentialités d’éducation et de socialisation que le sport peut jouer un rôle important et concourir, pour sa part, à soutenir les espoirs qui font battre le cœur des hommes, spécialement des jeunes […].
Maintenant, je ne puis pas ne pas vous adresser un salut particulier, à vous, athlètes de si nombreux pays, qui êtes les véritables protagonistes de ce prochain Mondial. De tous les coins de la planète, c’est vous que regardent les sportifs. Soyez conscients de votre responsabilité. Ce n’est pas seulement le champion dans le stade mais l’homme avec tout le caractère exhaustif de sa personne qui doit devenir un modèle pour des millions de jeunes qui ont besoin de « leaders » et non « d’idoles ». Ils ont besoin d’hommes qui sachent leur communiquer le goût de ce qui est difficile, le sens de la discipline, le courage de l’honnêteté et la joie de l’altruisme. Votre témoignage, cohérent et généreux, peut les inciter à affronter les problèmes de la vie avec d’autant plus d’engagement et d’enthousiasme.
Il est significatif que certaines expressions typiques du langage sportif — comme, par exemple, choisir, s’entraîner, discipliner sa vie, résister à la fatigue avec persévérance, se confier à un guide exigeant, accepter les règles du jeu avec honnêteté — ne sont pas inconnues des disciples du Christ. En effet, la vie chrétienne, elle aussi, requiert un entraînement spirituel systématique, puisque le chrétien « comme tous les athlètes, s’impose une discipline rigoureuse » (1 Corinthiens 9, 25). -
vacances à la mer
À ceux qui peuvent prendre des vacances au bord de la mer, je dédie ce poème… et aux autres aussi.
YACHT
Une odeur de girofle ainsi que de cannelle
Baignait sur le yacht mon bien modeste logis
Sur les murs dansait une drôle de ritournelle
Des ombres frémissantes venant d’une bougie.
Des tentures vieillies affichaient les stigmates
Du grand Hélios, témoins d'aventures lointaines
L'éclat des ors avait disparu, et le mat
Avait arraché une réussite incertaine.
Nous avions, à l'escale, pris une cargaison
De coriandre. Ailleurs un obscur potentat
S'y intéressa, mais hors de toute raison
L'imagination fit que ce fait me hanta.
Sagement alignées sur la longueur du quai
Des maisons colorées comme des entremets
Chevauchaient hardiment de sordides troquets
Où le matelot, las mais heureux, se remet.
Le carillon jette à pleine main sa monnaie
D'or et d'argent et de cristal sur le village
Un gars s'éloigne la tête dans son bonnet
Peut-être pressent-il l’approche de l’orage.
Plus près le tintement aigre du virginal
Déchiquette au petit matin le brouillard blême
L'âme est saisie par son sanglot original
Et salue le soleil qui pointe, fier emblème.
Un lit baroque qui me fut donné en gage
S'avançait qui voulait m'écraser par l’entrave
Semblable à un galion prêt à faire naufrage
J'en perdais le repos, même au fond de mon havre.
Les furtives odeurs des chalands dans la nuit
Refoulaient vers mon alcôve l'arôme des épices
Sons et fragances dans le yacht chassaient l'ennui
Inquiet pourtant, l'esprit craignait des maléfices.
Le sablier du temps coulait sur notre monde
Du sable recouvrait partout les moindres formes
Il n'y aurait bientôt plus rien à bord d'immonde…
Et le yacht s'évanouit devenu ombre informe. -
Voyage à Khinsasa
Le mal d'Afrique est un mal dont on ne meurt pas
Mais il est rare que ceux qui portent leurs pas
Sur ce grand continent piriforme y échappent :
C'est fièvre d'amour qui fermement vous attrape.
C’est irrationnel, et un peu incontrôlé,
L'étranger ne se laisse certes pas enjôler,
Non, il est plutôt embobeliné, séduit
Par des sortes d'effluves dont il est comme enduit.
Au Congo, Kinshasa, la grande métropole,
Elle aussi de colline en colline cajole
Le nouveau venu, quel qu'il soit, et le mignote,
Fait pression sur son cœur, puis après le grignote.
L'explorateur Stanley John fonda cette ville
Pensant au roi, il la nomma Léopoldville,
Hommage à qui créa pour une coloniale
L'Association africaine internationale.
Le majestueux Congo s'étale et prend ses aises
Puis chute d’un seul coup, rappelant le Zambèze.
Il forme à Kinshasa le seul Malebo Pool
Large de bien trente kilomètres et s'écoule
Vers Matadi, où il est agité soudain.
Par ses rapides il file non sans dédain,
Tandis que dans les rues des foules de kinois
Déambulent toujours avec leur gai minois.
Ils vont, ils viennent sur des artères de sable
Entre des palissades d'où n'émerge aucun gable.
Ils gravissent les pentes, et puis en redescendent
En colonnes sans fin qui de partout serpentent.
Qu'importe s'il n'y a plus aucun lampadaire,
Si les lampes à huile donnent un drôle d'air
À la ville, où la nuit est tombée de bonne heure,
Sa latitude étant à peu près l'équateur ?
Qu'importe tout ce qui manque à l'occidental ?
Il est pris, quoi qu'il veuille, c'est tout sentimental,
Par l'atmosphère ambiante et puis par l'air du temps,
Par l'humus africain et par ses habitants. -
vacances à Las Vegas
Devant quel dieu faudra-t-il s’immoler un jour ?
Celui de Las Vegas qui habille de fièvre
Ces hommes qui, en automates, nuit et jour
Vivent en attendant un idéal aussi mièvre ?
L’attente d’un gain, dans l’espérance fiévreuse
Prolongée au-delà du simple supportable.
Attente qui de jour en jour un peu plus creuse
Des visages qui sont loin d’être charitables.
Il faut avoir vu ces regards pleins de détresse,
De cadavres vivants déjà dans leur linceul,
Pour saisir qu’en dépit de l’inconstante presse
Devant sa table de jeu chacun est bien seul.
Il faut avoir croisé tel ou tel de ces gars
Aiguillonné tantôt par un modique gain
Devant sa machine à sou, avide et hagard,
Haletant, à l’affût d’un éventuel regain.
Il faut avoir senti toute l’inanité
D’un comportement que seulement la passion
Commande et qu’accompagne un brin de vanité
Forçant, corps et biens, à la dilapidation.
Ils sont tristes à voir tous ces pauvres minets,
Qui rôdent incertains, et dont la pauvre allure
S’est flétrie au contact de vils estaminets
Et a perdu du même coup toute sa parure.
Tout à l’heure, il faudra bien imposer un terme
À l’envie tenace et pourtant insatisfaite
Qui oblige de jour en jour à parier ferme,
Enjeu funeste qui annonce la défaite.
Las Vegas, où le vice du gain facile est roi,
Las Vegas éclairée par des millions d’ampoules,
Tu ne livres pas la paix mais le désarroi,
Tu te découvres ogresse, et non pas mère poule.
Malheur, ô engendreuse de rude perdition
Qui colle sur l’âme une effroyable noirceur.
L’homme a vite oublié qu’il devra reddition
D’une vie de ripailles, lui le pauvre noceur.
Malheur, ô enjôleuse de rude perdition
Qui plonge l’âme dans une étrange laideur.
L’homme a vite oublié de faire sécession,
Sa vie de rimailleur, d’avoir été plaideur.
Malheur, ô envoûteuse de rude perdition
Qui endort l’âme d’une impayable torpeur.
L’homme a vite oublié de poser condition :
Sa vie de ricaneur, il n’en a point la peur.
Tu trimballes partout ta une richesse insolente.
On te sent satisfaite de cet indécent luxe.
L’homme que tu séduis garde l’âme dolente.
Ton emprise l’empêche d'amorcer un reflux.
Tu t’enorgueillis de ta richesse insolente.
On te sent minaudant de lumière et d’ors.
L’homme que tu séduis garde l’âme violente
Ton emprise l’empêche d’éprouver du remords.
Tu fais la fière de ta richesse insolente.
On te sent prétentieuse dans tes petits décors.
L’homme que tu séduis garde l’âme latente.
Ton emprise l’empêche de vivre dans son corps.
Que se déchaînent sur toi les foudres du ciel.
Qu’elles triturent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, un arc-en-ciel.
De semblable spectacle, on ne peut que s’éprendre
Que s’abattent sur toi les foudres de mon ciel.
Qu’elles malaxent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, un gratte-ciel.
Sur semblable spectacle, on ne peut que s’étendre
Que se déversent sur toi les foudres du ciel.
Qu’elles réduisent tes biens à jamais en cendres.
Alors naîtra un grand signe, si essentiel.
Et semblable spectacle, seul peut le comprendre
L’âme qui par le vice ne se laisse corrompre.
Lassée du tintamarre de toutes les nations,
De paix, de pureté, elle bat à tout rompre,
Et elle entreprend une céleste élévation
Fuyant à tout jamais les fastes inutiles
Qui contre elle ont ourdi tant de conspirations.
Dégagée de tous les lest et fardeaux futiles,
Elle suit du mérite final l’aspiration.
À quel Dieu s’immoler, cela elle le sait.
Ce n’est pas au veau que tout Las Vegas adore.
Son Amour, on peut dire qu’elle en a fait l’essai
Et il ne trompe pas, il vaut plus que tout l’or.