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Un voyage en Corse (suite et fin)

(suite du récit de voyage de Fernand Le Tourneau en Corse, en 1909)

Le lendemain au départ, temps couvert : nous voyons la côte et la mer, mais les montagnes du Cap sont dans les nuages, et aussi l’Ile [Rousse] que nous ne devrions pas perdre de vue.
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La route suit la côte, qui est très découpée, contournant chaque golfe et chaque ravin, tantôt montant, tantôt descendant ; elle est parfois taillée dans le roc, qui descend à pic jusqu‚à la mer. Les roches sont blanches, vertes, noires, mais surtout vert clair, creusées par le vent et la pluie en forme de coupe, les maquis vont souvent jusqu‚à la mer, et les chênes verts sont nombreux, bien plus avancés ici qu’auprès d‚Ajaccio ; le feuillage nouveau a presque remplacé celui de l’an dernier. Des cultures en terrasses autour de chaque village.

Nous nous arrêtons pour déjeuner à la Marine d’Albo : quelques maisons de pierre, la Douane et l’auberge, dominées par la Tour génoise. Le téléphone annonçant notre venue n’est pas encore arrivé, et nous déjeunons de saucisson, œufs et poisson.

Après déjeuner, nous regardons les drôleries d’un perroquet, donné à l’aubergiste par son fils, marin au service de l’État. Il épuce un vieux qui doit être de ses amis, et lui becquette les yeux et la bouche. Il becquette aussi la bouche de la jeune servante, jolie fille aux beaux yeux et au joli teint, qui lui tend amoureusement les lèvres, les yeux mi-clos. À qui songe-t-elle ?

Nous allons voir emballer dans des sacs le poisson pêché la veille sur la côte de l’Ile Rousse, et séché au soleil pendant vingt-quatre heures : espèces d’anguilles de mer à peau tigrée, qu’ils appellent morenas [murènes ?]. Cela permet de les conserver et de les transporter plus loin.

Le temps s’était levé, et, soudain, en face de nous, au-dessus de la côte et des nuages qui la couvraient, très hautes, les montagnes toutes blanches, vite cachées à nouveau par les nuages. Quand le temps est tout à fait clair, ce doit être magnifique.

Nous passons à Nonza, perché sur un haut rocher à pic sur la mer, et, continuant à longer la côte, arrivons à Saint-Florent en même temps que la fraîcheur du soir. Promenade dans la ville, où la jetée sert de latrines, où les enfants chantent faux les cantiques à l’église, et où les petites filles chantent en français des rondes sur la promenade ombragée de platanes.

19 mai. Départ de bonne heure pour Bastia. La route monte le long d’une vallée bien arrosée, et même marécageuse par endroits. Beaux pâturages, beaux chênes verts, beaux oliviers. On passe en vue d’un village pittoresquement étagé au flanc du coteau, Oletta, puis on monte dans les châtaigneraies et les pâturages au col de San Stefano, d’où la vue est étendue sur les deux vallées et les deux mers. La route traverse en descendant le défilé du Lancone, très abrupt du côté de la route, le torrent dans le fond du ravin, très profond, le maquis couvrant les pentes du haut en bas, la vallée plus large, et la mer au fond du défilé. Descente sur la mer et sur Bastia par une route très cahoteuse, et un soleil très chaud.

Il fait très chaud ici ; nous avons repris notre chambre, relativement fraîche, et d’où l’on entend les hirondelles, et les sonneries trop fréquentes de l’église voisine.

Nous avons été satisfaits de notre séjour à Bastia, qui est pittoresque et animée. Nous avons seulement un peu souffert de la chaleur, et faisions la sieste après déjeuner jusqu’à 3 heures. Après, nous prenions une voiture ou un des trams qui sillonnent la ville, pour faire une promenade aux environs.

Jeudi, nous sommes allés aux grottes de Brando et à Erbalunga, à huit kilomètres de Bastia, sur la route du Cap. Les grottes sont à mi-hauteur, à flanc de coteau, d’accès très facile, avec escaliers bien aménagés. Elles se composent de deux salles, pas très grandes, dont les parois et les voûtes sont entièrement garnies de stalactites et de concrétions calcaires. L’éclairage est assez curieux : ce sont des bougies et des lampes à huile comme celles de Pompéi. Le gardien va en avant les allumer avant de commencer la visite.

Erbalunga, qui est à côté, est un petit village bâti sur un promontoire : du côté de la terre, où il y a peu de largeur, il y a la place et les cafés où l’on prenait l’apéritif, car c’était fête. Le lavoir couvert avec eau courante, et la Marine, où l’on était en train de mettre à l’eau les barques, tirées sur le sable avec des poulies. Après, il n‚y a plus qu’une ruelle centrale, et des maisons baignant de chaque côté dans la mer. De temps à autre, entre deux maisons, une descente à l’eau sur le roc. À l’extrémité, adossée à une maison, une tour génoise en ruine. Le village est aussi pittoresque de l’extérieur que de l’intérieur, et c’est un des plus jolis coins de Bastia. Près de l’église, il embaumait un mélange de roses et de citronniers.

Hier matin, promenade à pied de 5 heures un quart à 8 heures sur les collines qui avoisinent Bastia : soleil déjà chaud, et un peu de brume. Mais on passe par des sentiers à travers champs, montant, descendant, traversant un ruisseau à gué, longeant un vieux fort ruiné. Les haies sont couvertes de fleurs : roses, chèvrefeuilles, orangers, citronniers, fleurs du maquis. De la vue presque tout le temps.

L’après-midi, promenade en voiture du même genre, passant plus au nord, et montant plus haut. Nous sommes passés devant quelques bouchons [cabaret], où, l’été, les Bastiais viennent chercher un peu de fraîcheur, et avons fait le tour de Cardo, petit village pittoresquement juché sur un éperon de montagne, et en sommes descendus par une route défoncée par les charrois des carriers et des ardoises de mauvaise qualité, exploitées à flanc de coteau en bordure de la route. Quel chaos, et que de tournants brusques !

La vue est beaucoup plus nette que le matin, très étendue et très variée d’aspect. Nous voyons Bastia de très haut et sous toutes ses faces, et, peu à peu, les ombres s’allongent et gagnent Bastia, tandis que la mer et les bateaux sont encore tout éclairés.

La campagne est très bien cultivée : légumes, vignes, beaux oliviers. Dans le fond des vallées, bois ombreux et de l’eau qui sourd de tous côtés. Nombreuses chapelles funéraires, toujours situées à un endroit d’où la vue est belle.

Le cocher, qui est du pays mais a voyagé, y est rentré pour ne pas rester éloigné de sa mère. Les chevaux et la voiture sont à lui, et il se fait de bonnes journées, ayant gagné la veille 45 francs ; il est vrai que c’était fête, et qu’il a marché toute la journée. L’été, il va aux eaux d’Orezza, et gagne de 45 à 50 francs par jour à mener les baigneurs des hôtels aux eaux à 1 franc par tête et autant au retour. La vallée où sont les eaux est malsaine, et l’on habite dans les villages sur les hauteurs à une certaine distance. Il y a dans la région un bandit qui, il y a deux mois, a tué un brigadier et deux gendarmes et est activement recherché. Il y en a donc encore !!!

Les ouvriers agricoles gagnent de 2.25 à 2.50 par jour ; il est vrai que la vie est très bon marché : les petits pois se vendaient la veille au marché 0.05 le kilo, et, à la suite d’une pêche abondante, le poisson 0.20 la livre, les langoustes 0.75 la livre ; les fraises en saison valent 0.05 la livre, et les figues fraîches 0.05 les quarante, le vin naturel 0.30 le litre, et, quand la récolte est abondante, comme l’an dernier, certains propriétaires, faute de futailles pour le loger, le donnent pour rien à qui veut l’emporter. Une maison de sept pièces coûte 10 francs par mois de loyer.


* * *

Nota : une voiture, à l’époque, n’est pas une voiture automobile (celles-ci sont encore très rares), mais une voiture tirée par un ou deux chevaux et dirigée par un cocher ; c’est un taxi hippomobile.

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