Roger Le Tourneau est né le 2 septembre 1907 à Paris où il fit ses études secondaires ; admis à l'Ecole Normale Supérieure en 1927, il devint agrégé des lettres en 1930. S'étant intéressé au Maroc à l'occasion d'un voyage effectué l'année précédente, il demanda et obtint un poste dans ce pays : c'est ainsi qu'il fut nommé professeur de Lettres au Collège Moulay Idris de Fès dont il devait être ensuite le directeur, de 1935 à 1941. Durant ce séjour au Maroc, il étudia l'arabe, mais surtout se passionna pour cette ville de Fès, où l'avait d'ailleurs rejoint un de ses camarades de l'Ecole Normale Supérieure, Lucien Paye, avec lequel il entreprit plusieurs études sur les corporations de la ville. Encouragé par Robert Montagne et E. Lévi-Provençal, il décida alors de préparer une thèse de doctorat sur Fès ; celle-ci, intitulée Fès avant le Protectorat, fut soutenue en 1948 : elle constitue un modèle du genre.
Nommé en 1941 directeur de l'instruction Publique en Tunisie, Roger Le Tourneau estima qu'il ne pouvait se dérober à une tâche essentielle dans les circonstances d'alors, et la rectitude de sa position politique et intellectuelle lui valut, lorsque la Tunisie fut occupée par les Allemands, d'être arrêté par eux, déporté en Allemagne puis, ramené en France, d'être assigné à résidence. La contrainte politique et policière s'étant ensuite relâchée, il fut nommé professeur au lycée de Rouen ; il profita de cette liberté pour préparer son évasion ; en mai 1944, ayant réussi à franchir les Pyrénées, il se retrouva en prison à Lerida, puis interné dans le camp de Miranda avant de pouvoir, en août 1944, gagner le Maroc où il rejoignit sa famille. Cependant, une commission d'épuration lui reprocha, en dépit de son attitude patriotique, d'avoir servi le gouvernement de Vichy et le suspendit de tout emploi et de tout traitement. Durant un an, il utilisa ses loisirs forcés à rédiger sa thèse et surtout à reprendre des contacts avec ses amis nationalistes marocains (dont beaucoup étaient ses élèves parmi les Fassis) que les événements de 1944 avaient éloignés de la France.
L'ostracisme ayant été levé en octobre 1945, Roger Le Tourneau devint l'adjoint de Robert Montagne à la direction du Centre des Hautes Études d'Administration Musulmane ; nommé en 1947 à la Faculté des Lettres d'Alger, dans la chaire d'histoire de la civilisation musulmane, il contribua, pendant dix ans, comme au Maroc, à la formation d'intellectuels dont beaucoup sont devenus d'éminentes personnalités après l'accession de leur pays à l'indépendance. En plus de son enseignement, il anima l'Institut d’Études Supérieures Islamiques et lorsque son ami Lucien Paye fut chargé des Affaires politiques en Algérie, il s'efforça de servir d'intermédiaire avec les nationalistes algériens en vue de l'établissement de rapports nouveaux. Entre-temps, il avait effectué une mission en Libye pour le compte de l'UNESCO (1951) et avait été chargé de conférences aux États-Unis en 1954 et 1957. En octobre 1957, Roger Le Tourneau fut nommé à la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence où venait d'être créée à son intention une chaire d'histoire et de civilisation musulmanes. Seul islamisant alors, il sut en peu d'années réunir autour de lui des spécialistes des disciplines islamiques : grammaire, littérature, histoire, art et archéologie, sociologie, et faire du Département d'Études Islamiques d'Aix le plus important de France après Paris. Apprécié unanimement par ses collègues comme par ses étudiants il fut constamment placé à la tête du Département même après les bouleversements de 1968.
Roger Le Tourneau ne se cantonnait pas dans son métier d'enseignant : pour lui, la recherche allait de pair, et c'est afin de promouvoir les recherches et les études sur l'Afrique du Nord qu'il contribua, en 1958, à la création à Aix du Centre d'Études Nord-Africaines qui, devenu en 1964 laboratoire du C.N.R.S., prit le nom de Centre de Recherches sur l'Afrique Méditerranéenne (C.R.A.M.) dont il devint le Directeur effectif en 1965. Dès le premier volume de l'Annuaire de l'Afrique du Nord, publié en 1962 par le C.R.A.M., Roger Le Tourneau rédigea régulièrement, jusqu'à sa mort, la Chronique politique, et publia d'autres articles qui témoignaient de sa connaissance du monde maghrébin. Les événements de 1968 ayant entraîné une transformation des structures du C.R.A.M., celui-ci devint alors le Centre de Recherches sur les Sociétés Musulmanes Méditerranéennes (C.R.E.S.M.) dont Roger Le Tourneau assuma la direction, à titre de transition, jusqu'à la fin de l'année 1969 ; par la suite il fit partie du Comité de Direction du Laboratoire, apporta sa collaboration active aux programmes de recherche mis en œuvre par le C.R.E.S.M. et à la publication de l'Annuaire de l'Afrique du Nord.
Parallèlement, il menait à la Faculté le combat pour la création d'un Institut de Langues et Civilisations Orientales et Slaves comme l'une des U.E.R. de l'Université d'Aix-Marseille et il a été l'un des principaux artisans de la naissance de l'I.L.G.E.O.S.
Sa notoriété scientifique valut à Roger Le Tourneau d'être nommé à la Commission des Civilisations Orientales du C.N.R.S. et d'être élu, et réélu, au Comité Consultatif des Universités. Il fut en outre appelé à l'étranger pour des cours ou des conférences, en Italie, en Pologne, au Liban, en Angleterre ; surtout, à partir de 1958, le Département d'Études Orientales de l'Université de Princeton lui confia la responsabilité d'un enseignement sur l'Afrique du Nord — de 1958 à 1970, tous les deux ans, il y consacra plusieurs mois et contribua à former nombre de spécialistes américains du Maghreb ; il devint également membre du Comité de Rédaction de l'International journal of Middle East Studies.
Lorsque Lionel Balout et ses collaborateurs de la Revue de la Méditerranée, disparue en 1962, envisagèrent la parution d'une revue scientifique française consacrée en priorité à l'Afrique du Nord, c'est à Roger Le Tourneau qu'ils s'adressèrent, et sous l'impulsion de celui-ci fut alors créée en 1966 la Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée (R.O.M.M.) dont il fut le directeur du comité de rédaction. Il fut aussi la cheville ouvrière et l'animateur du 2e Congrès International d'Études Nord-Africaines, qui se tint à Aix-en-Provence en novembre 1969.
L'activité scientifique de Roger Le Tourneau fut considérable : il écrivit de nombreux articles — dont on peut trouver la liste dans le tome 10 de la Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée — et des livres suivants :
— Fès avant le Protectorat (Casablanca 1949).
— Damas de 1075 à 1154, traduction annotée d'un fragment de l'Histoire de Damas d'Ibn al-Qalânisî (Damas 1952). Ce livre, qui fut sa thèse complémentaire de doctorat ès lettres, est le seul ouvrage qui ne porte pas sur l'Afrique du Nord.
— L'Islam contemporain (Paris 1952).
— Révision et remise à jour du tome II de l'Histoire de l'Afrique du Nord de Ch. A. Julien : De la conquête musulmane à 1830 (Paris 1952).
— Les débuts de la dynastie saadienne (Alger 1954).
— Les villes musulmanes d'Afrique du Nord (Alger 1957).
— Fez in the age of the Merinids (University of Oklahoma Press, 1961).
— Évolution politique de l'Afrique du Nord musulmane, 1920-1961 (Paris 1962).
— La vie quotidienne à Fès en 1900 (Paris 1965).
— The Almohad movement in North-Africa in the 12" and 13" centuries (Princeton 1969).
Enfin Roger Le Tourneau avait achevé la rédaction d'une Histoire du Maroc moderne, destinée à un éditeur anglais.
(Extrait des Cahiers de Linguistique, d’Orientalisme et de Slavistique, numéros 1 – 2, publication de l'Institut de Linguistique Générale et d’Études Orientales et Slaves de l'Université de Provence (I.L.G.É.O.S.)