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Prier en dormant...

Dans les plus affreux combats que j’ai connus, le 23 septembre 1915, sous la ferme de Navarin, trois jours d’assaut ayant couché, au feu des mitrailleuses, plus de six mille hommes de la 14e Division, ses quatre colonels, je fouillais, la nuit tombée, les bois écrasés d’artillerie et pleins de cadavres. Mon ordonnance me suivait. Un étrange silence… Des corps inertes où je butte. Au loin une fusée plane… Lorsque, de l’obscurité devenue plus épaisse, monte, de je ne sais quelle direction, une sorte de chant très doux, léger, à peine murmuré, mais dont je ne perçois pas la phrase. Mon ordonnance s’est arrêté et me regarde. Des éclatements, puis de nouveau un silence ; et maintenant je perçois une mélodie liturgique : « Agnus Dei, qui tollis… » Cela venait de terre, tout près de nous. Nous nous agenouillâmes. Planant à peine sur les herbes labourées par les obus, je reconnus : « Et in terra pax… » Une voix très douce murmurait le Gloria de la Messe… Nous pûmes, enfin, suivant comme à la piste la mélodie, nous assurer d’où elle venait. Nous étant glissés sur les genoux, parmi les trous d’obus, les arbustes hachés et les corps inertes, nous ne pouvions plus douter. Le Sanctus avait suivi le Credo. À une lueur lointaine de fusée, nous vîmes enfin un jeune soldat étendu sur le dos, dormant ; c’était de ses lèvres que montait le chant. Évidemment, il rêvait ; j’étais très ému. Je regardais sous le casque cette figure très jeune, pâle, détendue, les yeux clos. Un petit paysan comtois, bien sûr, qui, dans l’enfer de Navarin, rêvait de son village ? Je soupçonnai du délire. Je tentai de le réveiller. Il ne répondit pas. Le Pater glissa sur ses lèvres détendues. Je fus pris de peur. Sans doute était-il blessé. J’appelai. Je le tirai doucement. Il ne répondit pas. Nulle trace de sang, nulle déchirure. Nous nous regardâmes, mon ordonnance et moi, ne pouvant expliquer ce sommeil étrange. Nous le prîmes alors doucement et nous le retournâmes sui lui-même. Il s’abandonna et, comme un enfant qui dort, laissa lourdement retomber la tête vers le sol : alors, à l’arrière du casque, je vis un petit trou noir : une balle dans la tête, ce petit agonisait en murmurant sa grand’messe d’enfant de chœur.

P. Doncoeur, s.j., Retours en chrétienté, Paris, Grasset, 1933, p. 165-167.

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