L’atmosphère intime du repas pris au Cénacle n’a guère été troublée par l’annonce de la trahison prochaine : « En vérité, je vous le dis : Un de vous va me livrer » (Matthieu 26, 21). « C’est que le Fils de l’homme s’en va conformément à ce qui a été fixé ; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme est livré » (Luc 22, 22). « Il eut mieux valu pour cet homme-là qu’il ne fût pas né » (Marc 14, 21). L’esprit des apôtres n’est pas préparé à ce genre de nouvelles. Pierre a bien essayé de savoir par Jean de qui il s’agissait : « Simon-Pierre lui fit donc signe et lui dit : « Dis, qui est celui dont il parle ? » (Jean 13, 24). Mais son intérêt s’est arrêté là. D’ailleurs, les douze se disputaient alors pour savoir « qui, parmi eux, passait pour être le plus grand » (Luc 22, 24) !
Judas est sorti, sans que son départ éveille de soupçons. « Ce que tu as à faire, fais-le vite ! » lui a dit Jésus. « Mais cela, aucun des convives ne comprit pourquoi il le lui avait dit. Comme Judas tenait la bourse, il y en eut qui pensèrent que Jésus voulait lui dire : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou : « Donne quelque chose aux pauvres » (Jean 13, 27-29).
Le repas terminé, Jésus sortit avec les onze apôtres restants en direction du mont des Oliviers. Il avait l’habitude, quand il venait à Jérusalem, de se rendre dans ce jardin, sans doute propriété de la mère de Marc. Il s’y trouvait une grotte où ils pouvaient s’abriter de la fraîcheur de la nuit. « Judas, qui le livrait, connaissait aussi l’endroit, car Jésus s’y était souvent retrouvé avec ses disciples » (Jean 18, 2).
Jésus prend avec lui les trois apôtres qui ont été témoins de sa Transfiguration sur le mont Thabor, Pierre, Jacques et Jean, et il leur dit : « Mon âme est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez » (Marc 14, 34). Puis il s’écarte d’eux à la distance du jet d’une pierre, de sorte qu’ils pouvaient parfaitement le voir, si l’idée leur était venue de prêter attention à lui… Mais ils ne font pas attention au Seigneur, ce qui est déjà bien triste en soi, et ne tardent pas à sombrer dans le sommeil, tandis que Jésus adresse une prière ardente à son Père : Abba !, « Père, si c’est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non comme je veux, moi, mais comme tu veux, toi » (Matthieu 26, 39), c’est-à-dire « que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse mais la tienne ».
Elle est impressionnante cette prière de Jésus, qui souffre tellement des affres de la mort désormais proche que, « en proie à l’angoisse, il priait de façon plus pressante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Luc 22, 45). Et ce, alors même qu’un ange était venu du ciel, qui « le réconfortait » (Luc 22, 43). Mais que pouvait faire une créature pour apaiser la souffrance qui déjà pesait sur les épaules du Seigneur et oppressait son cœur ? Nul doute que l’histoire de l’humanité tout entière, c’est-à-dire celle de chaque homme et de chaque femme, depuis Adam et Ève jusqu’à la fin du monde, est présente à l’esprit et au cœur du Seigneur, une histoire faite de tant de péchés et de trahisons… Sa souffrance morale dépasse de beaucoup sa souffrance physique…
Et Judas accomplit sa triste besogne. « Levez-vous ! Allons ! Maintenant est arrivé celui qui va me livrer ! » (Marc 14, 42). Judas avait convenu d’un signe, dont il devrait avoir terriblement honte : « Celui à qui je donnerai le baiser, c’est lui : arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde » (Marc 14, 44). « Alors la cohorte, l’officier et les gardes juifs saisirent de Jésus, le lièrent et l’emmenèrent d’abord chez Anne » (Jean 18, 12-13).